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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Portrait
Rawi Hage ou le roman des destins brisés
Beyrouthin exilé au Canada, Rawi Hage partage sa vie entre art et écriture. Dans De Niro's game, son premier roman, déjà largement primé, il dresse courageusement les portraits d'une ville en guerre et de vies perdues. Mais toujours condamnées à survivre.

Par Georgia MAKHLOUF
2008 - 10
Né à Beyrouth en 1964, Rawi Hage a connu la guerre alors qu’il était adolescent. Il quitte le Liban en 1984 pour s’installer à Montréal. Il partage actuellement sa vie entre les arts visuels – il intervient en tant que commissaire d’expositions – et l’écriture. De Niro’s Game, son premier roman, a obtenu de prestigieuses récompenses dont l’International Impac Dublin Literary Award et le prix des Libraires du Québec.

Le roman de Rawi Hage se déroule pour l’essentiel dans le Beyrouth des années 80, dévasté par les bombes et livré au chaos, et plus particulièrement dans le Beyrouth chrétien. Immeubles éventrés, jeunes désœuvrés qui se métamorphosent en miliciens assoiffés de pouvoir et d’argent facile, petits chefs de guerre en quête d’« héroïsme » bon marché, junkies en manque de haschisch ou de cocaïne, simples citoyens dont la vie se met à ressembler à un long cauchemar sans issue, le décor est douloureusement familier à tout lecteur libanais. On entre donc dans le livre à reculons, sur la défensive, avec la crainte de réveiller inutilement des fantômes (si peu) oubliés.

Bassam et Georges, les deux amis d’enfance qui occupent le devant de la scène, ne sont pas, tant s’en faut, des personnages forcément sympathiques. Dans le morceau de ville meurtrie où ils sont, comme tant d’autres, pris au piège de la guerre, ils tuent leur ennui à coups de boulots minables, de maigres larcins et de soirées ternes et trop arrosées. Rêvant de gloire et de dollars, ils mettent au point une combine pour détourner une partie de la recette des machines à sous, dans une salle où Georges travaille et qui sert à alimenter une milice. Mais ils sont happés par une autre machine, infiniment plus impitoyable et sordide, celle de la violence ordinaire et néanmoins sans concessions de la guerre au quotidien. Entre opérations commandos et expéditions punitives, provocations armées et batailles musclées, massacres de camps et fol engrenage de la vengeance, ils sont pris dans le vertige d’une (il)logique sans fin et sans espoir.

Réalisme et lyrisme

L’écriture de Rawi Hage juxtapose le réalisme le plus sordide aux envolées lyriques, et si la lecture de certains passages fait l’effet d’un coup de poing, on peut par moments être lassé par le style de la traduction française qui recourt trop souvent aux énumérations, certes ironiques, ou aux phrases longues et par moments indigestes (exemple : « Cette mer emplie de larmes de pharaons, d’épaves de vaisseaux pirates, d’ossements d’esclaves, où se déversaient des rivières d’eaux usées charriant des tampons hygiéniques français » ou « Ces femmes possédaient généralement un appartement à Paris, un mari importateur de cigarettes, de conteneurs ou de pièces d’auto qui passait son temps en palabres dans des banques suisses, assis à des bureaux d’acajou massif occupés par le neveu du patron d’une chocolaterie ou le petit-fils d’un propriétaire de plantations de cacao africain sur lesquelles s’échinaient des ouvriers aux doigts meurtris, un mari qui travaillait sous un soleil ou l’autre même le samedi, même le vendredi. Ces maris-là dînaient dans des restaurants tapissés de velours... », et cela continue ainsi sur une demi-page).

Un texte courageux

Un texte courageux, qui a le mérite de regarder en face la terrible noirceur de la violence civile, qui dresse d’impitoyables portraits de toutes les trahisons, petites et grandes, provoquées par la guerre, et qui ne cède pas à la tentation d’une fin plus souriante. Nulle rédemption donc. Mais on peut se demander par moments si le récit n’est pas écrit pour conforter le lecteur occidental dans la représentation nihiliste d’un monde sans espoir où tous les coups sont permis puisque toutes les idéologies sont mortes. Une lecture qui soulève donc nombre d’interrogations et qui a suscité des échanges parfois heurtés avec l’auteur.
Sur le choix du titre, Hage explique qu’il fait évidemment référence au film The deer hunter et à cette scène qui a tant marqué les esprits où De Niro joue sa vie à la roulette russe. Une scène qui a conduit nombre de miliciens libanais à jouer de la même façon avec la mort. « J’ai été très fortement impressionné par ce film et par le retentissement qu’il a eu. Les combattants l’ont dépouillé de toute autre signification pour n’en garder que cette scène qui semble révéler quelque chose de leur propre relation à la vie. » Cette scène devient le cœur du livre et lui donne son titre. Un choix qui souligne également « le poids des influences de la culture américaine dans cette partie du monde ».

Un écrivain « hybride »

La question du public auquel il s’adresse le met mal à l’aise. Il écrit, dit-il, pour un lecteur informé de la guerre civile libanaise et de ses causes historiques, qu’il soit arabe ou occidental. Mais son propos n’est pas d’analyser, ni de chercher à comprendre. Il souhaite simplement observer des personnages se débattre dans le chaos des conditions de vie que leur impose la guerre et son cortège de violence. « Ces personnages veulent survivre, et survivre n’est pas une question morale. Cela fait partie de la guerre de n’avoir pas le choix, de n’avoir que le choix de partir, de s’expatrier, ou celui de survivre en acceptant les règles du jeu de la guerre. Le pouvoir et l’argent ont été concentrés entre les mains d’une minorité, et la seule alternative pour Georges et Bassam était de rejoindre les rangs de cette minorité. »

Hage semble blessé par le reproche que lui adressent parfois certains intellectuels arabes qui le perçoivent comme « un traître », dit-il, parce que son propos n’est pas politiquement situé, et qu’il ne pose pas la question de la signification des comportements individuels. À quoi il répond qu’il se sent parfaitement légitime de ne traiter que de destinées individuelles, et que son point de vue singulier a toute sa raison d’être : « Je traite de vies perdues, de destins ratés. Mes personnages sont des victimes. Ils sont pris au piège et ne comprennent pas ce qui leur arrive. » Il souligne également qu’il se définit plus comme « hybride » que comme Libanais, ayant vécu plus de temps à l’étranger qu’au Liban. Et qu’à l’instar de ses personnages, il est sommé lui aussi de survivre, de trouver sa voie et sa juste place dans une société qui n’est pas la sienne.

La lecture de son livre est dérangeante et il le sait. Beaucoup de ses amis n’ont pas voulu la poursuivre jusqu’au bout. Mais il faut, dit-il, faire face à ce passé et se confronter à cette violence. Le temps de l’amnésie collective est terminé, et il se sent proche de nombre d’artistes, peintres, cinéastes ou écrivains, qui souhaitent comme lui gratter là où ça fait mal. « Comme en Afrique du Sud où il a bien fallu en passer par là pour aller vers autre chose, vers une réconciliation possible. Cela fait partie du travail de mémoire. »

Mais ce livre dont le thème est celui des destins brisés des individus n’a-t-il pas, somme toute, une portée universelle qui déborde largement celui de la guerre civile libanaise ? Oui, dit-il. « J’ai rencontré des habitants de Sarajevo qui m’ont dit à quel point ils se retrouvaient dans l’expérience que je décris. Et le monde contemporain abonde de ces exemples d’individus traumatisés par des conditions de vie dures et qui les broient, guerres, famines ou émigration forcée. Et tous sommés de survivre coûte que coûte. »

Pas de rédemption donc, mais une écriture qui se nourrit de l’énergie du désespoir.

 
 
© Widi de Terra / Opale
 
2020-04 / NUMÉRO 166