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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Bande dessinée
Le festin des sens


Par Ralph Doumit
2016 - 05
Il y a plusieurs portes d’entrée à l’œuvre de Jiro Taniguchi. C’est pourtant lorsqu’il s’installa dans le milieu des années 90 dans un registre intimiste qu’il éveilla l’intérêt des éditeurs et du lectorat francophone.

L’Homme qui marche, cette flânerie presque muette sur les pas d’un promeneur, puis Quartier lointain, ce récit poignant d’un homme retrouvant son enfance tout en gardant sa conscience d’adulte, introduisirent pour de bon Taniguchi dans le paysage de la bande dessinée contemporaine.

C’est à l’occasion de la relance, sous une nouvelle maquette, de la collection «?Écritures?» des éditions Casterman que Les Rêveries du gourmet solitaire, scénarisés par Masayuki Kusumi paraissent aujourd’hui. Second recueil des pérégrinations culinaires du personnage Gorô Inokashira, l’album est l’occasion de redécouvrir l’art mesuré de la retenue de Taniguchi.

Chaque chapitre raconte un repas. Chaque fois une ville et un restaurant que le gourmet découvre au coin d’une rue. Ce qui caractérise le gourmet Gorô est son penchant pour les plaisirs les plus contradictoires?: il apprécie la surprise autant que d’être conforté dans ses habitudes, il aime sa bulle solitaire autant que de se laisser tenter par les plats servis à des clients quelques tables plus loin, il aime les plats raffinés bien autant que les coupe-faim élémentaires (qui restent des curiosités pour le lecteur non-japonais), et qu’il n’hésite pas, sacrilège, à accompagner d’un coca lorsque l’envie lui prend. Ces contradictions, doucement disséminées au fil des petits récits, se révèlent être une ode à la liberté et au plaisir de l’instant.

Étrange paradoxe que ce gourmet qui a besoin d’être seul pour apprécier sans contraintes ses repas et qui est pourtant le vecteur, choisi par les auteurs, pour partager leurs découvertes avec le plus grand nombre. Gorô a pour cela la solitude bavarde. Mais s’il n’hésite pas à utiliser des superlatifs, son enthousiasme est avant tout intérieur?: jamais un geste de trop. Il faut s’armer de patience avant de voir, une rare fois, son visage se transformer par le plaisir de ce qu’il mange.

L’apparente neutralité du dessin de Taniguchi, son art bien dosé de la retenue, en plus d’être propices pour le lecteur à un état d’esprit de contemplation, sont également une belle démonstration de ce qui fait l’essence de la bande dessinée. Car lorsqu’on se passe comme lui d’un surplus d’expression dans chacune des images, lorsqu’on ne compte que sur l’enchainement des cases, leur rythme et le déroulé du récit pour transmettre l’émotion, n’est-on pas au cœur de ce qui fait un art séquentiel?? Un art où c’est justement le lien entre les images qui fait sens.

On ne lit pas Taniguchi comme on lit un autre auteur. Ses albums ont une capacité à se fondre dans le quotidien. On égrène les chapitres le long de la journée. On lit un chapitre le matin. Un autre le soir. Ou lorsqu’on arrive un quart d’heure tôt à un rendez-vous. On aimerait avoir un chapitre de Taniguchi sous la main pour les moments libres inattendus. Cela peut devenir un rituel addictif tant il se dégage de la lecture un état d’esprit aux antipodes de nos journées pressées. Un état d’esprit sans urgence, où l’on attend la surprise sans impatience, tout en sachant qu’elle viendra.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Rêveries d'un gourmet solitaire de Masayuki Kusumi et Jirô Taniguchi, Casterman, 2016, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166