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Bande dessinée
Le maître des ombres
Aujourd’hui, L’Étranger n’est toujours pas mort. Ce classique percutant de la littérature française épouse à l’occasion de ses 70 ans le dessin magistral du bédéiste argentin José Muñoz.

Par Zeina BASSIL
2012 - 09
Sous le grand format d’un album illustré, nous sommes invités à plonger dans les univers réunis d’Albert Camus et de Munoz. Nous retrouvons le plaisir de lire et relire encore ces lignes troublantes et succombons à cette lourde atmosphère dans laquelle nous est présenté un homme étranger à lui-même et aux personnes qui meublent son existence. La tâche de José Muñoz accomplie, Meursault, Marie et Raymond se montreront enfin au grand jour sous le soleil d’Alger.

Le célèbre roman de Camus suscite la polémique à sa parution en 1942. Inspirant plus tard des artistes tels que The Cure avec leur chanson How to kill an Arab, ce roman gagne en notoriété. Il se fraie un chemin dans les listes scolaires et devient un livre culte. Décrivant le détachement d’un homme dont les événements qui ponctuent son vécu, et qui normalement devraient évoquer des émotions éprouvantes. Ce dernier, toujours impénétrable, est observateur de sa propre personne. Dans un roman qui se rapproche du journal intime, il se livre à raconter les détails les moins banals de ses activités quotidiennes. La mort de sa mère, sa relation avec Marie, les actions violentes de son voisin envers les femmes, son crime contre un Arabe le laissent indifférent. Il reste impassible et ne retient que ce qui lui procure quelques instants de joie ou d’excitation. Avec des phrases simples et courtes, Albert Camus met en scène un personnage étrangement normal auquel pourrait s’identifier tout homme adhérant à la société et intégré dans ses rituels.

Meursault a la chance de prendre forme sous le pinceau agile de Muñoz, incontournable bédéiste qui, avec son compatriote Carlos Sampayo, a déjà offert à l’histoire de la BD des œuvres essentielles, tels Alack Sinner et Le bar à Joe. Dans cette nouvelle édition de L’Étranger, il s’agit de découvrir l’œuvre fondamentale d’Albert Camus sous un autre jour, à travers l’encre affirmée de Muñoz. Suite à quelques visites à Alger, le dessinateur s’imprègne de la couleur et des formes du pays pour venir à bout des 60 illustrations qui font le tour de l’histoire. Il relève des moments-clés, comme dans le dessin de Meursault braquant le revolver qui répond à des diagonales intensifiant l’action. Cette dernière est accentuée par les plis des vêtements que la brosse de Muñoz marque violemment.

Grâce au poids de la tache noire sur le support blanc, il traduit l’éclat de l’écrasante chaleur du soleil sur les coins des quartiers, les paysages, les visages ainsi que sur les peaux des protagonistes, en appliquant un contraste qui souligne les formes. Le rapport du noir et du blanc marque les forts contrastes dus à la lumière du jour qui accable Meursault et le traîne vers des actes douteux. Sans omettre d’établir une ambiance orientale, il reproduit avec quelques touches des mosaïques dans l’arrière-plan, des architectures et d’étroites ruelles. Le pinceau de Muñoz bouge avec précision pour révéler les contours et les expressions, avec sensualité les corps rapprochés, avec délicatesse les détails ambiants et avec justesse les mouvements. Usant de compositions agressives et de gros plans sur les visages, il établit une ambiance lourde et imposante qui communique entre mot et trait. Cheveux au vent et joues creuses, le visage de Meursault retiendrait les traits de son créateur, Albert Camus.

Évoquer Albert Camus auprès des littéraires ne manquerait d’ameuter les foules. À 70 ans, José Muñoz aurait le même impact auprès des bédéphiles. Ces deux titans de l’art et de la littérature ont majestueusement été primés nombre de fois, tels le grand prix d’Angoulême en 2006 pour Muñoz et le prix Nobel de littérature en 1957 avec L’Étranger et La Peste pour Camus. Bénéficiant d’une mise en page digne du texte et des illustrations, cet album sobre et solennel renferme la force de l’instant présent, le sublime de la littérature de Camus, ainsi que l’élégance du trait de Muñoz. Un mariage fort réussi.


 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
L’Étranger de Albert Camus et José Munoz, illustration en noir et blanc, Futuropolis, 2012, 144 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166