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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Bande dessinée
Kerbaj, conteur du temps qui passe
Depuis une quinzaine d’années, un homme grand, brun, fin, mal rasé, au regard malicieux, dénonce les travers de la société et de la politique libanaise, simplement armé de calepins et d’encre noire. Cette histoire est celle de... Mazen Kerbaj.

Par Zeina BASSIL
2012 - 03
Né en 1975, Mazen Kerbaj grandit dans le Liban de la guerre civile, le nez plongé dans des albums de BD. Il acquiert à l’ALBA un utile diplôme en publicité – il sera, entre autres, directeur artistique à l’agence Leo Burnett et enseignant dans différentes universités –, puis se lance avec insolence dans la bande dessinée, une passion qu’il trompe souvent avec sa trompette. Il rejoint vite la famille des trublions de L’Orient Express, supplément politico-culturel et sociétal de L’Orient-Le Jour fondé par Samir Kassir en 1995, dans lequel il tient une page mensuelle. Ce premier exercice de chronique graphique sur la vie libanaise, compilé plus tard dans un album publié par Layali et intitulé Djoudjou... et les autres, sera suivi par d’autres productions du même acabit, tels que ses dessins mensuels dans L’Orient Littéraire ou dans le quotidien en arabe al-Akhbar.

Saisi d’une frénésie éditoriale au tournant des années 2000, Kerbaj publie à tour de bras une série de livres de petit format qui ne trouvent pas à l’époque leur place dans le paysage frileux de l’édition locale. Comme autant de dazibaos, ses poèmes en bande dessinée ou les extraits de son journal sont directement envoyés à son entourage, faute de canaux de distribution satisfaisants. Il faut dire que la culture de la bande dessinée au Liban, hors des classiques Tintin, Spirou, Mickey et autres Marvel comix, est longtemps restée un domaine confidentiel, réservé aux initiés. Quant à ses idées pointues et à son humour noir, s’ils ont rapproché Kerbaj de Samir Kassir, ils n’ont sans doute pas favorisé son adoption par la scène culturelle au sens large. Mais n’est-ce pas là le parcours obligé des impertinents et des scrutateurs critiques de la bonne société libanaise ?

On observera toutefois un léger tournant à la mort de Samir Kassir. Kerbaj le rebelle publie dans l’urgence, sept jours exactement après l’immonde attentat, un livret noir et touchant intitulé Une semaine sans la voix de Samir. Il se retrouve, pour un moment et involontairement, au sein de la tourmente qui agite le Liban en 2005. Mazen Kerbaj est conscient de la situation vacillante de son pays, dangereuse et imprévisible, et décide de prendre le taureau par les cornes : il poursuivra avec acidité et assiduité les travers de ses pairs.

Été 2006, le Liban est à nouveau sous le feu israélien. La vie s’arrête, ou presque. Kerbaj assiste aux bombardements depuis chez lui. Rivé à sa table de travail, il publie chaque jour ses commentaires directement sur son blog. Avec ses dessins, textes et planches, il décrit la situation catastrophique sur un ton mélangeant l’humour, la tristesse et parfois le sarcasme, résumant en quelques traits la situation dramatique dans laquelle est plongé le pays. Ses petites histoires courtes et ses commentaires illustrés font rapidement le tour de la Toile. Les Libanais d’ici et d’ailleurs, comme de nombreux étrangers, attendent avec impatience la chronique du jour. Sa pertinence et sa sagacité ne laissent pas Jean Christophe Menu indifférent. Celui qui dirigeait alors L’Association – maison d’édition française de bande dessinée à qui l’on doit notamment le Persepolis de Marjane Satrapi – le contacte et édite le contenu de son blog sous la forme d’un roman graphique : Beyrouth : juillet- août 2006. Sur son même blog, Kerbaj se fend aussi d’une pièce musicale d’anthologie. Starry Night est une improvisation dans laquelle il mêle le son de sa trompette et celui des déflagrations des bombes qui éclatent devant le balcon depuis lequel il joue (http://www.muniak.com/mazen_kerbaj-starry_night.mp3). Faire avec l’aléa et suivre le procédé qui mêle opposition, conflit et complémentarité n’est évidemment pas réservé à la musique improvisée libre. Il est aussi au centre de la démarche graphique de Mazen Kerbaj.
Réceptif de ce qui l’entoure et le touche, Kerbaj n’hésite pas à employer tous les éléments du quotidien, les personnages du voisinage, les gestes anodins et futiles en apparence, les petites choses qui font la vie pour mieux la raconter. Notes, croquis, carnets de bord, dessins oubliés sont autant de matériaux que Kerbaj valorise. C’est sans aucun doute une de ses qualités de voir le potentiel dans chaque chose, de la récupérer et de l’incorporer avec aisance et maîtrise dans son œuvre. C’est ce qu’il fera lors de l’exposition collective Rebirth (Beirut Exhibition Center, mai 2011). Son installation intitulée Ten Years et composée de 2 753 dessins répartis en vingt-quatre carnets met en avant des moments de soliloque solitaire. Ils sont aussi visibles sur des écrans sur lesquels ils défilent, offrant aux visiteurs un voyage dans l’éphéméride de l’artiste.

On retrouve cette approche aux choses dans son travail de commande pour les journaux et les magazines. Si l’ambition première est de faire rire, la critique sociale comme la poésie des petits riens et des pétrins du quotidien teintent presque toujours ses dessins de presse. En témoignent les strips parus dans al-Akhbar entre 2008 et 2010 publiés dans un recueil par Dar el-Adâb d’abord, puis par Tamyras dans son adaptation en français sous le titre de Cette histoire se passe...

À raison de cinq bandes hebdomadaires, Kerbaj joue sur une gamme de personnages tirés de notre entourage, de notre quotidien, de notre culture ou de notre mémoire collective. On découvre au fil des casses qui se suivent comme des notes de musique la métaphysique de l’instant et les bavardages d’un intellectuel du cru, des tantes d’Achrafieh, du chauffeur de taxi-service grognon, des deux buveurs invétérés du bar Torino Express, d’une mère et de son fils jamais avare de questions innocentes et de quelques autres personnages fictifs de l’histoire mythique du Liban. Les scènes courtes sont autant de variations quasi musicales où les personnages tiennent lieu d’instruments, creusant, page après page, des thématiques récurrentes. 

Le chauffeur de taxi allant à Hamra rechigne, arnaque les touristes, raconte sa vie aux passagers, et les subit en même temps. Madame Achrafieh et sa copine au café « Najaghhh », grossièrement botoxées, se plaignent de leurs Sri-Lankaises, de leurs maris et de leurs enfants. L’artiste contemporain incompris, oisif, prétentieux et admiré, pense, hésite et ne sait pas. Des caricatures de statuettes phéniciennes mettent en scène la bêtise et la vanité de nos politiciens. Parfois, les voix de Karl Marx et de Mahmoud Darwich envahissent les casses sombres lors des coupures d’électricité. Tout ce beau monde mis en partition par Mazen Kerbaj se déploie au long de l’album dans toute sa dimension dérisoire, étonnante et hilarante. Kerbaj, musicien sans frontières, a lui-même adapté vers le français les textes pensés en arabe à l’origine. « Parfois j’ai changé toutes la blague pour que la traduction passe, avoue-t-il, comme celle où le gosse palestinien qui veut s’enrichir demande à sa mère quel serait le “coût” du retour ».

Mais de l’aveu de l’auteur, Cette histoire se passe... ne parle pas tant des problèmes socioéconomiques et des conflits qui ponctuent notre quotidien. « Le sujet est accessoire », nous dit Kerbaj. L’essentiel est dans la manière de raconter, dans la narration et les possibilités expressives propres au récit séquentiel. « Le temps qui passe, celui de la vie, est le sujet qui me travaille le plus, c’est quelque part mon thème de prédilection, d’autant plus que dans la BD le temps passe différemment que dans les autres médiums. » Une évidence qui se passe... de tout commentaire.




 
 
© Tony Elieh
 
BIBLIOGRAPHIE
Cette histoire se passe de Mazen Kerbaj, Tamyras, 606 p.
 
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