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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Atiq Rahimi : naissance et perte d’un amour


Par Georgia Makhlouf
2019 - 12
Né en 1962 à Kaboul, Atiq Rahimi s'est tout d'abord réfugié au Pakistan pour fuir la guerre, avant de faire une demande d'asile politique en France en 1984. Son premier roman, Terre et cendres, est publié en 2000 ; il le porte à l’écran et le présente au festival de Cannes où il obtient le prix Regard sur l’avenir. Depuis, sa carrière alterne œuvres littéraires et films. En 2008, son roman Syngué Sabour, écrit directement en français, obtient le prix Goncourt et, en 2013, Atiq Rahimi l’adapte au cinéma. En 2018, il tourne au Rwanda l’adaptation cinématographique de Notre-Dame-du-Nil de Scholastique Mukasonga. Son dernier roman Les Porteurs d'eau est le récit croisé de la vie d’un exilé afghan entre Paris et Amsterdam et de celle d’un porteur d’eau à Kaboul. Tous deux vont voir leur vie basculer. Nous sommes le 11 mars 2001 et les talibans viennent de détruire les deux bouddhas de Bâmiyân, en Afghanistan. Dans ce très beau roman, Atiq Rahimi reprend ses thèmes de prédilection : les grandes tragédies de l’histoire, la cruauté des hommes, la douleur de l’exil et de la clandestinité, motifs placés au cœur des deux récits alternés : le récit réaliste et contemporain croisé avec un second récit qui emprunte au conte persan. Rencontre avec un homme infatigable qui fourmille de projets.

Comment s’organise le partage de votre vie entre cinéma et littérature ?

Je suis cinéaste de formation et j’ai commencé ma vie professionnelle en réalisant des films documentaires et publicitaires. Mais je me suis vite aperçu que les films avaient besoin de récits et de langage, que c’est la littérature qui a permis au cinéma de devenir un art. Sinon, il serait resté quelque chose de figé et d’expérimental. Toute pensée, tout événement, ont besoin d’être racontés pour exister. Ce sont donc deux activités inséparables. 
Alors dans ma vie, j’ai la chance de pratiquer les deux. Au cinéma je deviens un enfant gâté, je crie, je pleure, je ris, tout le monde est à ma disposition, je suis comme un enfant avec ses legos. Sachant que vous pouvez l’orthographier : l’égo… Cet enfant gâté a besoin de se prendre quelques gifles pour se calmer. Alors je m’enferme pour écrire, et je me retrouve seul avec mes mots. En littérature il faut être humble. Au cinéma, il faut être égoïste. 

Parlons donc de votre dernier roman. Ce livre, est-ce votre déclaration d’amour à l’Afghanistan ?

Je suis très heureux que vous le disiez ! Et la réponse est oui. Le roman est construit autour de la figure du double : deux bouddhas, deux histoires, deux personnages, eux-mêmes un peu schizophrènes et donc scindés en deux… Il y a d’abord Tom, l’exilé qui vit la déchéance de son histoire d’amour, et Yûsef, le porteur d’eau qui vit la naissance d’une histoire d’amour. À travers eux, le roman parle de l’amour que j’ai pour mon pays, mais aussi de la perte de cet amour. Et la rupture a ceci de particulier qu’elle vous fait réaliser combien on aimait l’autre. Pour ma part, je suis reparti en Afghanistan il y a trois ans pour y travailler sur différents projets. J’y ai vu une jeunesse qui se bat pour vivre mais qui n’a aucun horizon, des femmes qui luttent pour exister en dehors du carcan de la tradition, mais qui sont confrontées à une terreur de plus en plus dure. L’économie est complètement grippée, les seigneurs de la guerre sont toujours présents et dictent leur loi. Cela a causé la rupture, la fin de mon histoire d’amour avec ce pays. 

Vous avez placé au cœur du roman la destruction des bouddhas de Bamyan qui a eu lieu le 4 mars 2011. Pourquoi cette date et pourquoi si longtemps après ? 

J’ai écrit beaucoup de textes sur cette destruction. Mais comme je ne suis pas historien ni archéologue, je cherchais une vraie histoire pour en parler. Mon thème est souvent celui des petites gens dont les petites histoires sont écrasées par la grande Histoire. Pour ce roman, je suis parti avec deux personnages, Tom et le porteur d’eau, et l’Histoire s’est invitée dans mon écriture où elle a resurgi avec force. J’ai besoin de temps pour métaboliser les catastrophes, pour qu’elles entrent dans mon inconscient et circulent dans mes veines, puis ressortent de manière instinctive et non calculée. Quand on écrit dans une langue autre que sa langue maternelle, on choisit des mots sélectionnés qui appartiennent à notre conscient. Mais il faut que les mots fassent un avec nos sentiments et notre pensée et cette symbiose-là exige du temps. 

En inscrivant cet événement au cœur du roman vous avez voulu dire quelque chose de l’identité de l’Afghanistan dans son lien avec la civilisation gréco-bouddhique ?

Oui, bien sûr. Une part importante de mon identité afghane est incarnée par ces deux bouddhas. La civilisation gandahara, c’est-à-dire la civilisation gréco-bouddhique constitue une dimension importante de notre culture, que les wahhabites venus d’Arabie saoudite ont cherché à éradiquer. Les temples bouddhiques ont été transformés en mosquées ou en mausolées. La partie bouddhique est enterrée et on construit au-dessus de la structure ancienne. Donc la part souterraine de notre identité est gréco-bouddhique. Nos rituels, nos vêtements, notre nourriture sont influencés par cette civilisation. L’Afghanistan était une route de passage à la jonction du monothéisme et de l’hindouisme, avec au nord les zoroastriens. C’est là que réside mon identité et non dans cet islam dogmatique et intolérant. 

Il y a semble-t-il des échos entre ce que vous décrivez de l’Afghanistan et le Liban.

Oui, c’est certain. Je lis beaucoup sur le Liban puisque je travaille depuis quelques années déjà à l’adaptation des Échelles du Levant d’Amin Maalouf à l’écran. Cela représente cinq ans de travail et un long processus d’écriture à plusieurs mains. Mais je veux aussi prendre le temps de m’approprier cette histoire pour pouvoir la raconter. Je me suis donc plongé dans l’histoire du Liban et j’y ai trouvé des échos puissants avec ce qui se passe en Afghanistan. 

L’exil, dites-vous, est une maladie dont on ne peut se débarrasser. Vivez-vous vraiment l’exil en ces termes ?

Oui. Je suis parti d’Afghanistan en 1984 et j’y suis retourné dix-huit ans plus tard après la chute des talibans. Mais pendant dix-huit ans, j’avais vécu dans une autre langue et une autre culture et mon pays aussi avait vécu des choses que je n’avais pas partagées. Donc cela représente trente-six ans d’écart. Et je suis devenu étranger à mon propre pays. Cela est très douloureux. J’ai continué à m’investir dans mon pays mais sans parvenir à raccourcir cette distance. L‘expérience de l’exil nous ouvre à beaucoup de choses et nous donne accès à notre individualité de façon différente. Je viens d’un pays où l’individu n’existe pas, où il appartient à sa famille et à son clan. Quand il est jeté dehors, il doit se reconstruire et il devient un autre. Cela est suggéré par un poème de Rumi : « Écoute le nay qui se lamente de sa séparation ». Le message de ce poème, c’est que la tige de bambou a dû être arrachée pour devenir flûte ou calame. Si on ne l’avait pas arrachée à ses origines, elle serait restée tige de bambou. 



Les Porteurs d’eau d’Atiq Rahimi, P.O.L, 2019, 286 p.
 
 
D.R.
« En littérature il faut être humble. Au cinéma, il faut être égoïste. » « Je suis devenu étranger à mon propre pays. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166