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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Alberto Manguel : « La perte de ma bibliothèque me rend inconsolable. »
À la suite d'un différend avec l'administration fiscale, l'écrivain a quitté la France, laissant derrière lui une bibliothèque richement dotée.

Par William Irigoyen
2019 - 02
Quiconque s'est rendu un jour chez Alberto Manguel lorsqu'il demeurait encore à Mondion – le mont de Dionysos –, localité sise entre Châtellerault et Tours, dans le Centre-Ouest de la France, ne peut oublier la magnificence et le calme des lieux. Imaginez un ancien presbytère situé à l'orée d'un parc naturel régional et propice aux rêveries, à l'écoute apaisée de compositeurs adulés, aux plaisirs de la table mais aussi et peut-être avant à la lecture. Car une des ailes de ce petit coin de paradis fut, durant des années, la bibliothèque de l'écrivain-lecteur. Encore que ce mot paraît terne au regard des milliers d'ouvrages – toutes époques confondues ‒ disposés selon un ordre que le propriétaire fut sans doute le seul à maîtriser.

Combien en a-t-il lu ? Là n'est pas l'important. Ce qu'il l'est c'est cette capacité à parler des livres comme personne, à faire jaillir les questions qu'ils portent en eux, à souligner leur part d'universel. Dans un monde qui va vite et veut faire de nous des sujets de plus en plus exécutants et de moins en moins pensants, cette démarche est – n'ayons pas peur des mots – révolutionnaire. Car elle a pour ambition de nous rendre meilleurs lecteurs, ces êtres aux aguets qui refusent les vérités alternatives, les discours simplistes et autres ingrédients qui conduisent tout droit à l'obscurantisme. Or c'est aussi de cela dont il est question dans le dernier ouvrage d'Alberto Manguel.

Contraint de quitter l'Hexagone pour des raisons fiscales, celui-ci a dû remballer sa bibliothèque. D'où la mention, dans le sous-titre, du terme d'« élégie ». Mais parce que les livres, malgré leur disparition, laissent à tous ceux qui les lisent une empreinte indélébile, il y a aussi de la joie dans cet ouvrage. Joie de découvrir ou redécouvrir des hommes de lettres qui ont marqué l'ancien propriétaire de Mondion. Joie de l'entendre signifier que dans son Panthéon littéraire il n'y a en fait aucun mort. Tous les livres et leurs auteurs nous parlent encore. Il suffit de tendre l'oreille.

En refermant la dernière page de votre livre, la célèbre phrase d'Alphonse de Lamartine m'est immédiatement revenue en mémoire : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » Diriez-vous comme moi que cette bibliothèque qui vous a manqué pendant un temps est un être organique à part entière ?

Certainement. Une bibliothèque est un être vivant, composé comme le Monstre du Dr Frankenstein de morceaux et vestiges d’autres êtres, d’autres bibliothèques. La mienne réunissait ce qui restait de ma première bibliothèque, quand j’étais enfant à Tel-Aviv, ce que j’ai pu sauver de la bibliothèque de mon adolescence à Buenos Aires, ce qui me restait de mes bibliothèque tahitienne, londonienne, milanaise... Le jour où le bâtiment destiné à loger mes livres fut achevé, dans le Presbytère que nous avions acheté en France, tous ces restes de papier et d'encre ont été réunis pour la première fois sous un toit commun. La perte de cet ensemble, de ce nouvel être, fut terrible et je reste inconsolable.

Ceux qui, comme moi, ont eu la chance de passer quelques heures dans cette bibliothèque, à vos côtés, savent que ce lieu était très singulier. Que retenez-vous d'elle maintenant qu'elle ne fait plus partie de votre paysage immédiat ?

Mais elle existe encore dans mon imaginaire. Je me promène encore dans cet espace tous les jours et toutes les nuits je cherche les livres dont je me souviens de l’emplacement, des livres qui sont devenus des fantômes, mais ne sont pas, pour autant, moins réels.

Vous mentionnez cette citation de Kafka, extraite de ses correspondances : « On lit pour poser des questions. » Dans quelle mesure peut-on dire que les livres qui vous accompagnent depuis toujours font écho aux questions que vous (vous) posez ?

Ce sont plutôt les livres que je lis qui font surgir les questions en moi. Je traverse la vie en m’interrogeant sur un tas de choses, mais je ne sais pas comment poser les questions sur ce qui m’inquiète, sauf quand un livre me donne les mots justes. C’est Don Quichotte qui donne les questions pour faire face à l’injustice quotidienne, et c’est Saint Jean de la Croix qui m’enseigne à poser des questions sur l’extase amoureuse. Je ne sais pas me mettre en mots sans mes livres.

Vous rappelez que vous avez été un lecteur de Borges. Sa bibliothèque, écrivez-vous, était peu garnie. La vôtre, en revanche, constituait une sorte de tour de Babel. Que dit cette différence d'environnement livresque entre Borges et vous ?

Borges était le plus grand lecteur du XXIe siècle. Il a su extraire de ses lectures des bribes avec lesquelles il confectionnait des textes qui paraissaient nouveaux mais qui en fait étaient pythagoriques, des réincarnations de voix anciennes mêlées les unes aux autres. Mais il n’était pas fétichiste : il gardait avec lui seulement quelques titres qui lui étaient chers pour des raisons sentimentales, parce qu’ils avaient appartenu à son père ou parce qu’une amie chérie les lui avait donnés. Moi j’aime l’objet, le papier, l’encre. Les livres sont pour moi comme ces anges qui veillent sur le corps de Bergotte dans À la recherche, les silhouettes des rangées de livres dans sa bibliothèque. Je sens qu’ils veillent sur moi aussi, même maintenant qu’ils sont loin, dans leurs boîtes, enterrés vivants.

Votre bibliothèque était un lieu magique. Vous m'avez un jour raconté que des groupes scolaires venaient parfois vous rendre visite. À ces écoliers vous promettiez que dans cet amas de livres bien rangés autour d'eux il y avait au moins une page écrite pour eux. Je me suis toujours demandé quel écho avait eu en eux cette phrase ?

J’espère qu’ils m’ont cru. C’est vrai : tout lecteur a un texte, quelques mots, qui ont été écrits pour lui. Le tout, c’est de les trouver. Il faut confier cela au hasard...

Vous arrive-t-il encore, comme ces enfants, de chercher d'autres pages qui auraient été écrites pour vous ?

Toujours. Et je les trouve. Je viens de relire Jane Eyre et je trouve ce passage, écrit par Charlotte Brontë pour moi, et que je n’avais pas encore décelé : Jane est en train de lire Les Voyages de Gulliver, livre qui l'a toujours enchantée. Mais alors qu’elle souffre et se sent accablée de tristesse, le livre ne l'enchante plus. De beau rêve il s’est transformé en horrible cauchemar. Les livres changent selon nos états d’âme et les circonstances. 

Les livres sont-ils forcément les pires ennemis des dictateurs ?

Les livres et les idées. La littérature est le contraire du dogme. Le dogme donne des réponses (obligatoires). La littérature pose de questions. Les dictateurs n’aiment pas être questionnés.




Je remballe ma bibliothèque. Une élégie et quelques digressions d’Alberto Manguel, traduit de l'anglais (Canada) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2018, 160 p.
 
 
© Léa Crespi. Pasco
 
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