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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Louis-Philippe Dalembert : une autre version d’Haïti


Par Georgia Makhlouf
2017 - 08
«Vagabond polyglotte », né à Port-au-Prince en 1962, Louis-Philippe Dalembert qui vit aujourd’hui à Paris, a écrit des nouvelles, de la poésie, des essais et des romans et a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Americas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013. Professeur invité dans diverses universités américaines, il a été pensionnaire de la Villa Médicis. Son dernier roman, Avant que les ombres s’effacent, publié chez Sabine Wespieser, vient de remporter deux prix littéraires : le prix Orange et le prix France Bleu/Page des libraires. Il a également écrit un très beau recueil de poèmes paru tout récemment chez Bruno Doucey, En marche sur la terre.

Sait-on qu'Haïti adopta en 1939 un décret-loi octroyant la naturalisation haïtienne immédiate à tous les juifs désireux de l'obtenir ? C’est ce pan méconnu de l'histoire qui inspire à l'écrivain son nouveau roman, formidablement enlevé, où l’humour et la vivacité allègent le poids des tragédies du XXe siècle, qu'il parcourt de la Pologne où naît son héros, jusqu'à Port-au-Prince où il s’établit et décide de finir sa vie. Médecin juif polonais, Ruben Schwarzberg devient par l’un de ces caprices de l’histoire, citoyen haïtien en 1941. Il ne quittera plus son île, havre inattendu où il a construit sa vie après un parcours tumultueux qu'il relate, une nuit durant, à sa petite cousine, venue avec une ONG porter secours à la ville détruite par le séisme en 2010. La débrouillardise, la capacité à jouir de l'instant et la confiance en certaines personnes croisées par d’heureux hasards, sont quelques-unes les valeurs qui auront permis à Ruben de survivre au milieu des désastres. 

Cette traversée épique du siècle, Dalembert la narre avec une grande élégance, faisant voyager le lecteur entre les ambiances de l'immeuble familial à Berlin, celles plus agitées du Bal Nègre parisien, les joyeuses aventures amoureuses de son héros ou les spécificités colorées de la vie quotidienne à Port-au-Prince. Tout cela lui permet d’interroger avec justesse et parfois avec ironie la condition humaine prise dans les tourments de l’histoire. Il a d’ailleurs mis en exergue de son recueil de poèmes une phrase de Bob Dylan que chacun a fredonnée un jour : « How many roads must a man walk down before they call him a man ? »

Ruben Schwarzberg n’a jamais raconté son histoire. Pourquoi a-t-il gardé le silence, et pourquoi décide t-il finalement de raconter ?

Comme beaucoup de gens qui sont revenus des camps, et pas seulement des camps nazis, Ruben n’a pas envie d’en parler. Il craint qu’on ne le croie pas parce qu’il a été confronté à l’inimaginable. Et puis, il a vécu quelque chose qui a à voir avec la dégradation de son intimité, qui s’apparente au viol et qui provoque un sentiment de honte. Il redoute de revivre sa souffrance en racontant. Il y a aussi la quantité de témoignages qui existent déjà et face auxquels il se dit : pourquoi en rajouter ? Enfin, il ne veut pas charger ses enfants d’une histoire qui n’est pas la leur. Mais parfois arrive le moment où il paraît bon de raconter ; et dans son cas, il est vieux, la mort se rapproche ; il y a cette jeune femme, la petite-fille de la tante qu’il n’a pas revue depuis des années, qu’il aimait beaucoup et dont le souvenir est ainsi ravivé. Pour lui sa venue en Haïti est un cadeau de la vie. Et il y a enfin Haïti, ce petit pays qui l’a accueilli. Il le fait pour Haïti.

Ce qui fait le lien avec ma question suivante : ce roman procède-t-il pour vous d’une sorte d’hommage à Haïti ?

Quel que soit le roman que nous écrivons, nous Haïtiens, on finit toujours par nous interroger sur les catastrophes que nous subissons, avec cette thématique de la malédiction qui revient sans cesse. Mais Haïti n’est pas que ça. L’histoire de ce pays est riche d’événements majeurs : la plus importante révolution du XIXe siècle, c’est-à-dire la première révolution anti-esclavagiste, anticolonialiste et solidaire de l’histoire a eu lieu chez nous. On peut aussi mentionner le rachat par Haïti dès 1804 des esclaves américains à qui on va donner la nationalité haïtienne, l’aide apportée à Simon Bolivar en 1814 dans sa lutte contre l’Empire espagnol, la part que prend Haïti à la révolution cubaine… Haïti, c’est tout ça. Ce pays a participé à la grande histoire de l’humanité, il y a une tradition de solidarité inscrite dans ses gênes et je voulais le rappeler. Mais plus précisément, cette histoire de l’accueil des juifs en Haïti qui accompagne la déclaration de guerre à l’Allemagne, l’Italie et le Japon m’a toujours fasciné. En la racontant, je voulais briser l’image que les medias occidentaux donnent d’Haïti en ressassant les mêmes thèmes, les mêmes images de bidonvilles, de pauvreté et de malheur. Mais ce faisant, je m’adresse autant aux Occidentaux qu’aux Haïtiens eux-mêmes qui souvent ne connaissent pas cette histoire. Cela étant, il me paraît important de souligner que tout cela, je l’ai fait avec humour. J’ai écrit sur un sujet sérieux, mais sans me prendre au sérieux. 

Vous écrivez en exergue « Aux réfugiés d’hier et d’aujourd’hui ». Vous souhaitez donc apporter un éclairage nouveau, différent, sur cette question brûlante ? 
 
Oui, je crois qu’il faut repenser cette question et se servir du passé pour regarder le présent. L’histoire du paquebot Saint Louis, ce navire affrété pour transporter vers Cuba un millier de demandeurs d’asile et qui sera refoulé vers l’Europe, j’en avais déjà parlé ailleurs mais sans la prendre à bras le corps comme ici. Je voulais cette fois-ci insister sur le rôle de l’Europe, montrer que les pays s’étaient partagés les réfugiés, faire comme un clin d’œil à ce qui se passe actuellement. L’histoire bégaie, et je souhaitais le montrer par la fiction sans pointer un doigt accusateur. Certains lecteurs m’ont dit : on croirait que ça se passe aujourd’hui. C’est exactement cela que je recherchais. 

Lorsque vous racontez qu’Haïti déclare que tous les êtres humains sont des nègres, que voulez-vous souligner exactement ? 

En créole haïtien, nègre signifie homme et blanc signifie étranger. Dans la première Constitution du pays, celle de 1805, il est dit à l’article quatorze que tous les Haïtiens sont des noirs alors qu’on compte en Haïti des blancs et des mulâtres. C’est que la Constitution remet en cause la vision binaire du monde qui prévalait auparavant et qui reposait sur l’opposition noir/blanc, esclave/maître. En disant « nous sommes tous des noirs », cela veut dire nous sommes tous des êtres humains, nous sommes tous égaux. C’est la négritude avant la lettre, on revendique la couleur noire et on en fait une source de fierté, un « Black is beautiful » avant l’heure. C’est le refus du regard enfermant de l’autre : percevoir positivement ce que l’autre affirme négativement, opérer un renversement. 

Vous écrivez : « Le passé, c’est comme son ombre, on le porte avec soi. » Que faut-il faire de son passé ?

Le mot créole qui désigne l’ombre, c’est ombrage. On ne peut pas se défaire de son ombre, quoi qu’on fasse, elle vous suit. Et c’est pareil avec le passé. On peut tenter de l’enfouir, mais ainsi que le montre le poème de Victor Hugo, La Conscience, il vous poursuit jusque dans la tombe, c’est l’œil qui regarde Caïn. Le passé c’est comme la conscience, que ce soit le passé collectif ou individuel, ils participent tout deux de ce que nous sommes. On ne peut pas s’en amputer : si on arrache un membre, le corps en conserve quand même la mémoire. Un proverbe créole dit : ce qu’on ne peut pas porter, on le traîne. Mais on ne s’en débarrasse pas. Il faut donc apprendre à vivre avec, à s’en servir au mieux pour avancer.

Vous publiez aussi un recueil de poèmes et l’on peut observer plusieurs correspondances entre les thèmes abordés dans le roman et ce recueil. Est-ce un hasard ?

Oui, en effet, chaque écrivain a ses obsessions et les thématiques de l’errance, de l’appartenance, du statut d’étranger ‒ auquel fait référence l’exergue du recueil « Je ne suis qu’un résident étranger sur la terre » tirée des Psaumes ‒ comptent au nombre de mes obsessions personnelles. La poésie fait usage de métaphores très resserrées pour les aborder, alors que le roman permet de les déployer à travers des constructions fictionnelles. Mais j’aimerais attirer l’attention sur trois poèmes de mon recueil, éloignés de ces thématiques et qui parlent du Liban à travers la figure d’une femme libanaise, amie d’enfance, sans doute l’une de mes premières amours.


BIBLIOGRAPHIE

Avant que les ombres s’effacent de Louis-Philippe Delembert, Sabine Wespieser, 2017, 295 p.

En marche sur la terre de Louis-Philippe Delembert, Bruno Doucey, 2017, 135 p.
 
 
© Fed
« Cette histoire de l’accueil des juifs en Haïti qui accompagne la déclaration de guerre à l’Allemagne, l’Italie et le Japon m’a toujours fasciné. » « En créole haïtien, nègre signifie homme et blanc signifie étranger. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166