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Entretien

Et si la défaite n’avait rien à voir avec l’échec ? S’il s’agissait plutôt d’apprendre à perdre?? Ce serait peut-être là le prix de notre liberté.

Par Georgia Makhlouf
2016 - 08
Dramaturge, romancier, nouvelliste et poète, Laurent Gaudé est aussi l’auteur de scénarios, de textes accompagnant des photographies et de livres pour la jeunesse. C’est dire s’il n’a de cesse d’explorer tous les territoires de l’écriture avec un plaisir et une jubilation sans cesse renouvelés. C’est en 2002 qu’il se fait connaître du grand public lorsque La Mort du roi Tsongor obtient le Goncourt des lycéens, prix suivi en 2003 par le Goncourt pour Le Soleil des Scorta. Depuis, son œuvre abondante est traduite dans le monde entier. Danser les ombres était sorti en 2015, mais Écoutez nos défaites qui vient de paraître est attendu avec une égale ferveur. Pourtant cet écrivain talentueux n’a pas choisi la facilité, lui qui s’aventure avec constance sur le terrain de la violence des hommes, de leurs durs combats et des longues guerres qui les laissent exsangues et durablement meurtris. Sa palette est sombre, énergique, pleine de bruit et de fureur, comme il s’en explique dans cet entretien pourtant empreint de douceur, de calme et d’empathie profonde pour les tragédies collectives et les blessures intimes. Et si la défaite n’avait rien à voir avec l’échec, interroge-t-il ? S’il s’agissait plutôt d’apprendre à perdre?? Ce serait peut-être là le prix de notre liberté. 

Votre roman se fait l’écho de temps forts de l’actualité récente tels que le sac des musées irakiens ou l’assassinat du directeur des Antiquités syriennes. Ces événements ont-ils été les déclencheurs de ce projet d’écriture??

L’idée initiale de ce projet remonte à loin et je le porte depuis longtemps, avant même de m’engager dans l’écriture de Danser les ombres que j’ai finalement achevé en premier. Le travail de documentation avait démarré il y a quatre ans déjà. J’avais envie d’écrire sur la défaite, et j’avais l’intuition que trois personnages historiques me permettraient d’aborder ce thème?: Hannibal, le Négus, et le général Grant. Le lien avec la période contemporaine est venu plus tard. Lorsque les événements que vous évoquez se sont produits, j’avais déjà bien avancé dans l’écriture et j’ai souhaité les intégrer au travail en cours. 

Vous évoquez quatre guerres dans votre roman?: la guerre entre Carthage et Rome, la guerre de Sécession, la guerre italo-éthiopienne et la guerre contre Daech. Pourquoi ces guerres-là et quel lien faites-vous entre elles?? 

Je dirai qu’au départ, je ne faisais pas de lien entre elles mais que chacune de ces guerres m’intéressait. J’avais très vite isolé mes trois personnages, Hannibal autour duquel je tournais depuis longtemps, Halié Selassié à propos duquel j’avais déjà écrit un texte et Grant qui était une découverte plus récente. Les raisons de les associer se sont clarifiées petit à petit. Je souhaitais choisir des guerres différentes pour éclairer la notion de défaite à partir de trois points de vue. Il y a donc une guerre d’Empire, celle qui oppose Rome et Carthage et qui est un affrontement entre deux mondes?; une guerre civile avec la guerre de Sécession où il s’agit de gagner en tuant ses concitoyens?; et une situation coloniale qui provoque une guerre de libération et d’émancipation contre l’occupant. On a donc là trois schémas différents. Mais assez vite j’ai découvert, à ma grande surprise, que d’autres rapprochements étaient possibles. À propos d’Hannibal par exemple, je croyais qu’il mourrait après sa défaite contre Rome. Mais non, car à ce moment-là il n’a que quarante ans et il va mourir à soixante-cinq ans. Donc après cette défaite, une autre vie commence et la notion de défaite se transforme. Ainsi, il restera dans les mémoires comme LE personnage proprement mythique de l’opposant à l’Empire romain. Il a perdu, mais il a acquis une stature plus qu’héroïque. Scipion remporte la victoire certes, mais n’est qu’un personnage historique dont peu se souviendront, alors qu’Hannibal est devenu un personnage mythologique. Pour le Négus également, le vieillissement provoque une inversion du regard qu’on pose sur lui. Il est revenu dans son pays en héros, mais avec le temps et l’exercice du pouvoir, il devient un personnage assez laid et plus du tout victorieux. Quant à Grant, il vieillit très longtemps et finit sa vie seul dans son rocking chair. Cette durée offre ainsi une caisse de résonnance qui transforme les trajectoires et le regard posé sur elles.

Vous pratiquez dans votre roman une écriture du «?fondu-enchaîné?» qui crée le trouble car par moments, on ne sait plus de quel personnage il s’agit. Les repères se brouillent. Avez-vous voulu suggérer des similitudes entre les personnages et les situations par ce procédé??

Quand j’ai écrit Pour seul cortège, mon livre sur Alexandre le Grand, je m’étais posé la question du roman historique. Je savais que ce n’était pas mon objectif et je me suis autorisé des échappées pour souligner que je me situais dans le romanesque et la fiction. Par exemple, je mets en scène un cavalier qui n’a plus de tête et qui revient du bout du monde pour porter un message à Alexandre. Ici, je n’ai pas recours à ce procédé de l’invention de personnages imaginaires, mais j’ai toujours besoin d’un territoire de liberté par rapport à l’historique. Et cet espace de liberté, je le trouve dans le travail de montage. Je respecte la vérité historique de façon assez stricte, mais je crée des liaisons, des ruptures, des alternances entre périodes et personnages qui sont la marque de ma liberté de romancier, ma façon d’être présent dans le roman. Par ailleurs, j’ai en effet le souhait de souligner par moments des similitudes entre des situations?: quand Hannibal ou le général Grant chargent, je montre que c’est la même chose, que de tout temps, le choc des armées provoque la peur, les hommes qui courent, les corps qui tombent, le sang qui coule… Et pour finir, j’ajouterais que ce qu’il m’intéresse d’essayer ici et qui finit par surgir sans le dire, c’est le surplomb de mon regard. Ce tressage entre trois, voire quatre époques, souligne en creux le regard de l’auteur?; c’est lui qui formule cette invitation au lecteur, c’est lui qui propose de plonger dans chacune de ces époques et d’observer les liens entre elles.

Le thème du combat et de la guerre, vous le déclinez depuis vos débuts, depuis vos études universitaires même, puisque vos mémoires de maîtrise et de DEA portent là-dessus, comme nombre de vos ouvrages. Pourquoi les guerres vous passionnent-elles à ce point??

Oui, c’est là depuis le début. Il y a une dramaturgie naturelle dans le conflit, qui est pleine d’énergie et dont il me parait plus facile de m’emparer. Je suis un grand admirateur de Tchekov, j’estime que La Cerisaie est un chef-d’œuvre, mais écrire sur le rien, le non-dit, le souterrain, les silences, j’en serais incapable. Je suis plutôt du côté du bruit, de la fureur, du conflit explicite. Ma palette c’est le choc, la démesure, la violence, les couleurs vives. Il y a des oppositions entre les hommes dans mon travail, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Les violences faites à l’autre, la destruction psychologique de l’autre telle qu’on la trouve chez Strindberg par exemple, ce n’est pas mon terrain. Mon terrain, c’est la violence et la brutalité de l’histoire et néanmoins, il n’y a pas chez moi de méchanceté, mes personnages sont rarement méchants. J’aime me situer du côté des épreuves collectives, combats, guerres, cataclysmes naturels, enjeux migratoires, qui posent tous des questions de survie.

L’un des fils conducteurs du roman, c’est le personnage d’une archéologue irakienne, dépositaire d’une statue du dieu Bès. Que représente l’archéologie, quelle est sa fonction ici et pourquoi le dieu Bès?? 

Si je n’ai pas écrit ce roman il y a quatre ans, c’est parce que je ne me sentais pas prêt, mais aussi parce que le livre n’a été concevable que quand j’ai pu accrocher une époque contemporaine aux trois strates historiques. Et ce lien au monde contemporain a été rendu possible grâce aux voyages que j’ai faits ces deux dernières années, voyages qui m’ont mené au Liban, en Haïti, au Kurdistan irakien, en Tunisie et dans la jungle de Calais. Tous ces lieux ne sont pas présents dans le roman, mais tous l’ont nourri parce que dans tous ces lieux, j’ai croisé des personnes qui sont dans la défaite, des personnes confrontées à tous les drames contemporains. Une des choses qu’il m’intéresse d’explorer ici, c’est la verticalité de l’histoire. Verticalité qui est présente à travers le millefeuille historique des quatre époques emboîtées, mais aussi à travers le thème de l’archéologie. Partout en Méditerranée, la profondeur de l’histoire est présente, partout, on peut en ressentir la vibration, en éprouver les traces. Ces terres-là ont vu tant d’événements majeurs?! Il me semble que nous en sommes les dépositaires, que nous en sommes «?chargés?». Et pour finir, je dirai que les archéologues du XXe siècle sont des aventuriers et qu’en cela, ils me fascinent. Pour eux, tout est encore à inventer et que ce soit Mariette Pacha ou Antoine Poidebard, on a affaire à des universitaires certes, mais aussi à des pirates, des pilleurs de tombes, des filous. Quant au dieu Bès, c’est un personnage très laid mais très positif. Il veille sur les hommes, il accompagne l’esprit des morts, il sert aussi à la fertilité. C’est pourquoi j’ai eu envie de le convoquer. 

Votre roman est donc aussi une réflexion sur le temps.

Oui bien sûr, c’est une tentative de raconter le temps, la connexion possible entre cet hier lointain et aujourd’hui?; mais il est aussi question de l’écoulement du temps à l’échelle d’une vie et des changements de perspective que cela implique. Si le roman n’est reçu que comme une fresque militaire, ce serait un échec pour moi. J’ai souhaité qu’à travers les personnages s’engage une interrogation sur le temps et sur la défaite avec laquelle nous avons tous rendez-vous. La défaite n’est pas l’échec, rater ou réussir sa vie, ces notions ne m’intéressent pas. Ce dont je parle, c’est la défaite existentielle qui est notre sort commun. Si l’on observe l’arc de la vie, on s’aperçoit que dans chacune il y a le temps de la découverte, le temps de la construction et le temps de la perte?: perte des gens qu’on aime, délitement progressif de ce qu’on a construit, maladie, vieillissement… C’est en cela que la défaite militaire peut avoir un écho dans nos âmes et nous faire réfléchir à nos vies. Mes deux personnages principaux, Assem et Mariam, éprouvent de la fatigue vis-à-vis de leurs vies. Ils étaient dans la course, lui avec ses missions, elle avec son engagement à courir après les objets perdus ou volés dans les musées mais là, ils sont dans l’usure, ils ont envie de s’arrêter. Le roman interroge la possibilité de quitter son existence, de se séparer de la personne qu’on a été, de s’affranchir de soi-même. Tout deux en sont là, dans ce désir d’autre chose et c’est en cela que leur rencontre est possible. 

Parlons à présent de Beyrouth qui est l’un des cadres géographiques du roman. Vous décrivez la ville, sa violence, sa nervosité, ses hésitations.

J’ai rarement eu un tel choc urbain, comparable peut-être à celui que j’avais eu la première fois que je suis allé à New York, ou encore à Port-au-Prince. À Beyrouth, l’histoire se lit partout, dans le plan de la ville, ses façades, la juxtaposition du tout neuf et des ruines, des constructions récentes et luxueuses et des immeubles criblés de balles. Ce mélange d’énergie également réparti entre construction et destruction, entre très belles réalisations et cicatrices de la guerre, tout cela au même endroit, dans une grande proximité, m’a fait une très forte impression. C’est en cela que je dis que la ville hésite sans cesse, qu’elle veut tout à la fois effacer les blessures du passé et tout conserver pour que cela serve de leçon aux générations futures.






 
 
D.R.
« À Beyrouth, l’histoire se lit partout, dans le plan de la ville, ses façades, la juxtaposition des constructions récentes et luxueuses et des immeubles criblés de balles. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Écoutez nos défaites de Laurent Gaudé, Actes Sud, 2016, 256 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166