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Entretien
Laurent Mauvignier?: steppe by steppe
Le prochain roman de l'écrivain français Laurent Mauvignier se déroule dans les grands espaces du Kirghizistan où une mère, Sybille, emmène son fils, Samuel, pour, pas à pas, l'empêcher de mal tourner. Mais l'aventure se complique singulièrement. Rencontre avec l'auteur.

Par William Irigoyen
2016 - 07
Comment présenterez-vous votre nouveau livre qui paraît à la rentrée??

C'est un exercice difficile. Mes précédents livres fonctionnaient, j'ai l'impression, plutôt en spirales. Cette fois, j'avais envie d'un roman plus direct, rapide, qui va d’un bout à l’autre, dans un seul mouvement. L'idée de cette histoire est née en août 2014, après avoir lu un article dans Le Monde. Il évoquait l'itinéraire d'une personne qui avait emmené son fils à cheval pour le sortir, semble-t-il, d'une mauvaise passe. Ce qui m'avait plu, c'est l'idée qu'on puisse intervenir sur sa propre vie, qu'«?un autre monde soit possible?» pour reprendre un slogan bien connu. Il y a deux ans est sorti Autour du monde, mon précédent roman, qui porte en lui le désir de fuite. Mélangez cette envie et le récit journalistique que je viens d'évoquer et vous obtenez Continuer. Celui-ci pose au moins trois questions?: Que cherchons-nous vraiment dans la vie?? Pourquoi faisons-nous parfois des choses que nous ne devrions pas accepter?? Pourquoi décidons nous un jour de ne plus les subir??

Ajoutons celles-ci?: Pourquoi aller si loin pour essayer de trouver un début de réponse à nos interrogations?? Et même de plus en plus loin puisque, livre après livre vous «?explorez?» des territoires toujours plus lointains??

C'est vrai, mais en même temps je vous répondrais que mon premier livre s'appelle Loin d'eux. L'idée de la distance n'est donc pas neuve. Mais depuis deux livres elle a pris une grande importance pour moi bien que, à titre personnel, l’ailleurs n’a jamais vraiment été une source de fantasme, d’idée de réalisation de soi. Cette notion de distance est étroitement liée à l'imaginaire, aux clichés. Est-ce que, finalement, le réel peut coïncider avec nos désirs?? Comment articuler la possibilité d'un endroit ouvert à nos rêves, nos désirs, notre envie de liberté?? Voilà l'enjeu ici.

L’étranger, le lointain ne révèlent-ils pas un grand isolement??

Je suis tout à fait d’accord. Cette ambivalence est d’ailleurs très riche littérairement, comme tout ce qui pose une tension, un projet et l’impossibilité de sa réalisation. Et le monologue, auquel je suis très attaché, porte bien cela. Si j'en esquissais une définition je dirais qu'il s'agit d'une phrase dont le but n'est pas tant elle-même que l'élan qui la porte vers l'autre. D'où l'importance du destinataire. L'écriture, pour moi, c'est une tension tout autant qu'une énergie. C'est un corps désirant, un «?corps conducteur?», comme dit l'écrivain français Claude Simon, vivant, actif. C'est une pulsion de vie.

Deux citations extraites de Autour du monde, auquel vous faisiez référence il y a un instant, me reviennent en mémoire?: «?partout est ici?», «?ces gens qui se frôlent et ne se rencontrent pas?». Annoncent-elles déjà Continuer??

Oui, un livre est souvent le prolongement du précédent, non pas une excroissance, mais comme un nouveau départ. Il peut être aussi sa correction, la rectification de ce que, avec le temps, on a eu l’impression de manquer, d’avoir laissé en chantier. Dans Autour du monde on effleurait d'une certaine manière les histoires mais c'est parce qu'il y avait un rapport très important à la vitesse. Cette fois-ci j'avais envie d'approfondir, de resserrer la focale, presque de faire un gros plan sur deux personnages. Après, comme le souligne l'écrivain français Pierre Michon quand il parle de la littérature, «?le roi vient quand il veut?». C'est la même chose pour les personnages. Pour Continuer, le roi est venu très vite. J'ai écrit assez rapidement ce livre. J'ai mis très peu de choses de côté. Et puis j'en connaissais assez tôt la fin. Ce qui n'arrive pas tout le temps. J’ai écrit très vite, j’avais l’impression de courir après un livre qui était très précis dans ma tête, et qu’il fallait mettre à jour rapidement, car j’avais peur de le perdre.

Vous parlez de deux personnages alors qu'il y en a plus. Sybille semble pourtant les reléguer au second plan. L'avez-vous pensée ainsi??

Je ne sais pas. Je vais vous faire une confidence?: il m'est déjà arrivé de tomber amoureux d'un de mes personnages féminins. C'était le cas avec Tana dans un de mes précédents romans, Dans la foule. Avec Sybille, je ne suis pas du tout dans le même type de sentiment, ou de proximité. Je dirais simplement qu'elle a une grande force, et que sa fragilité, ses échecs font vibrer cette force et la font d’autant plus surgir comme une ressource surprenante et éclatante. Cette femme est plutôt comme une sœur pour moi. De tous les livres que j'ai écrits, c'est peut-être le personnage auquel je m'identifie le plus.

Samuel, son fils, n'est pas le premier adolescent que vous mettez en scène dans un livre. Dans Loin d'eux, il y avait Luc. Ces deux personnages ont-ils des choses en commun??

Tout à fait. Mais votre question m'évoque une anecdote. L'an dernier, une lectrice m'a dit?: «?Après l'histoire de famille vue du côté adolescent dans Loin d'eux, allez-vous évoquer la vie d'un adolescent vue du côté des parents???» Et bien voilà, nous y sommes. Dix-huit ans séparent les deux livres, c’est-à-dire le temps d’une adolescence. La figure de l'adolescent m'intéresse beaucoup parce qu'elle a vraiment quelque chose de mystérieux, de bouleversant, qui ne devrait en réalité jamais nous quitter, tout le long de notre vie, cette porosité, cette inquiétude et ce désir face au monde, aux autres, à l’avenir. Mais il y a toute de même une différence entre Samuel et Luc. Chez le premier il y a un chemin d'apprentissage, d'un possible «?devenir homme?» qui n'existe pas chez le second.

Vos personnages sont souvent des taiseux. Leur impossibilité de débloquer la parole déclenche-t-elle la violence??

Je n'ai pas théorisé cela, mais c'est un thème très intéressant. Tout le monde peut le constater de façon personnelle, intime?: un moment donné il faut que «?ça parle?», que les choses soient dites. C'est alors que le corps prend la suite, ce que l’on ne sait pas nommer, qu’on ne peut pas nommer pour diverses raisons, doit prendre corps, prendre vie, doit passer, c’est un ressort très profond. 

Autre chose se construit méthodiquement dans la tête de vos personnages?: le racisme. On en trouve encore trace dans Continuer. Pourquoi est-ce si présent dans vos livres??

Je viens de la campagne. J'ai entendu tellement de choses sur les Arabes avant même d'en voir?! Ça me fait rire quand, en France, on fait mine de découvrir l'existence d'un discours raciste. Ouvrons les yeux, cela existe depuis bien longtemps. Le problème c'est qu'on se contente de poser cette question de façon morale. On ne va pas au fond des choses, on ne cherche pas à explorer cette peur de l'étranger, donc de l'étrange et, par conséquent, de soi-même. On n'essaie pas de comprendre ce que cette crainte pose comme multiples questions.

Est-ce à dire que vous vous interdisez de faire diversion, que vous attaquez l'obstacle de face??

Nous sommes dans une époque de grand contournement. Et cela m'agace. J'ai envie d'écrire des livres non pas pour dire ou dénoncer des choses mais pour les poser. Certaines situations, actuellement, sont insupportables. Pourtant, elles se déroulent devant nous. En France, nous avons un parti d'extrême-droite qui attire 30 % des votants. On ne peut pas faire comme si ça n'existait pas.

Peut-on lire vos livres comme la prolongation romanesque de thèmes d'actualité??

Je pense depuis longtemps que le roman est un art pauvre parce qu'il n'a pas beaucoup d'instruments à sa disposition. Mais l'un d'entre eux est extraordinaire, c'est le temps. À l'intérieur d'une phrase on peut complexifier les choses. Le journalisme ne le peut pas. Le livre restitue une profondeur de champ. Le roman peut faire ça. 

Vos livres sont-ils politiques??

Si par politique on entend militant, alors non. Si par politique on entend un regard sur la vie, la société, l'état du monde, alors là oui. Je voudrais donner au lecteur une expérience à vivre, une traversée, parce que je sais que si la réflexion peut naître, ce n’est pas en imposant mon point de vue, c’est en livrant quelque chose de brut, des faits, des situations. C’est par cette capacité à mettre la vie en situation que le roman peut donner à penser, pas en forçant sur un discours militant, même s’il est juste.

J'entendais par politique la complexification d'un discours sur le réel…

Dans ce cas-là mille fois oui. C'est mon «?projet?» même si je n'aime pas ce mot. Regardez en ce moment?: il y a des romans sur la guerre civile, sur les Arabes envahissant la France. Je ne suis pas en train de dire qu'il faut avoir une approche naïve de la réalité ou minorer des problèmes. Mais il faut aussi se demander comment on parvient à fabriquer l'exclusion. Observez ce qui s'est passé en France. Il y a eu l'affaire Dreyfus. Quarante ans plus tard, il y a eu la déportation. Moi j'ai peur de ces évolutions, de ces mécanismes souterrains qui sont à l’œuvre dans nos sociétés. Je crois que la littérature est un instrument de connaissance sur ces phénomènes. Elle peut aider à lutter contre ça, mais elle a aussi sa part de responsabilité. Regardez tous les écrivains qui pensent qu'attiser les peurs c'est plus vendeur et rentable que de les interroger. Tout cela a un sens politique, malgré ceux qui prétendent, quand on les attaque sur ce point, qu’un roman n’a jamais changé le monde. Un roman ne change pas le monde, mais il en porte, qu’il le veuille ou non, une vision – c’est cette vision qui est politique.

La littérature doit-elle être aux avant-postes de cette «?décontamination mentale?»??

Rappelons-nous l'expression «?lepénisation des esprits?». Aujourd'hui, plus personne ne l'utilise, plus personne n'en parle. Pourquoi?? Parce qu'elle est devenue une réalité. En France, on peut sans problème dire?: «?J'en ai assez du politiquement correct, je dois pouvoir dire du mal des homosexuels, des étrangers...?» Et bien moi je veux revendiquer d'être dans le politiquement correct, si par cela on entend lutte contre le racisme, contre la facilité de la haine, du ressentiment. L’expression des «?mauvaises pensées?», je travaille à la comprendre, le roman s’y essaie. Mais pas pour la justifier, bien au contraire. Les personnages de racistes, de violents, je veux les approcher au plus près pour désamorcer ce qui les motive et les nourrit. Le roman, la culture, c’est le travail qui consiste à lutter chaque instant contre les peurs qui nous poussent à toutes les formes de rejets. J'ai besoin de cette démarche frontale, oui. La fiction est l'endroit où, il me semble, on peut se retrouver autour de nos peurs, de nos luttes, et les regarder en face pour mieux essayer de les dépasser, et non d’y succomber.



 
 
D.R.
« Le roman, la culture, c’est le travail qui consiste à lutter chaque instant contre les peurs qui nous poussent à toutes les formes de rejets. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Continuer de Laurent Mauvigner, Minuit, 2016, 240 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166