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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Camille Laurens : l’amour, un jeu de masques


Par Georgia Makhlouf
2016 - 04
Dans son dernier roman, Camille Laurens met en scène une femme de 47 ans, professeure de lettres séparée de son mari et qui se crée un compte Facebook sous une fausse identité afin d’espionner son amant qui se détache d’elle. Elle rentre donc en contact avec un ami de son amant, qu’elle va amener à tomber amoureux du personnage fictif qu’elle a créé de toutes pièces. Laurens explore ainsi avec un brio certain ce jeu de miroirs entre mensonge et vérité et propose au lecteur plusieurs versions successives de l’intrigue amoureuse dont l’emboîtement crée une sorte de vertige. Mais derrière l’ironie et l’humeur joueuse de l’écrivaine se profilent néanmoins des questions graves et qui ont trait à la part de fiction dans la relation amoureuse, à la vulnérabilité des femmes face au regard social, au fonctionnement du désir. Thèmes qui parcourent l’œuvre de Laurens depuis ses premiers livres et qu’elle ne cesse d’enrichir de variations inédites et virtuoses.

Vous avez placé en exergue une citation de Corneille qui met dans la bouche d’une femme le cri : « Va mourir », adressé à un homme qui ne l’a pas aimée. Or dans le roman, c’est un homme qui prononce ces mots et ils sont reçus avec leur dose de cruauté par une femme. Pourquoi ce renversement ? 

En réalité, je suis partie de la formule familière que l’on entend jusque dans les cours d’école, et qui appartient au parler « racaille ». « Va mourir » serait l’équivalent de « dégage ! ». Je voulais montrer que l’expression appartient à la langue classique, et que c’est bien plus tard qu’elle devient une injure. Mais je voulais aussi mettre en scène la fragilité d’une femme, qui entend cette phrase comme une condamnation à mort, qui la comprend donc littéralement et qui est néantisée par le regard de l’homme. Lacan a cette phrase terrible : « Qu’est-ce qu’un homme pour une femme ? Un ravage. » Les femmes sont beaucoup plus sensibles que les hommes au chagrin d’amour parce qu’elles sont réduites à néant par la perte de l’amour ; cela ne se joue pas de façon réciproque chez les hommes.
 
Vous écrivez que les femmes, à l’instar des boîtes de conserve, ont une date de péremption et deviennent du jour au lendemain impropres à la consommation dès qu’elles ont 50 ans. Or on voit de plus en plus de femmes rester belles et désirables au-delà de cette date fatidique. 

Je ne dis pas que les femmes ne restent pas belles et séduisantes ; je dis qu’elles ont de plus en plus de mal à séduire des hommes de leur âge dès qu’elles ont atteint 50 ans. Je fais ici référence à des données statistiques et chiffrées : après un divorce, les femmes ont beaucoup plus de mal à se remarier ou à refaire leur vie, alors que de nombreux hommes se remarient avec des femmes plus jeunes et souvent refont des enfants. Sur les sites de rencontre, la frontière est à 49 ans. Jusqu’à cet âge, les femmes reçoivent des dizaines de propositions de rencontres chaque semaine, mais dès qu’elles affichent 50 ans, ce nombre connaît une chute vertigineuse. C’est une réalité. 

Vous avez donc un propos féministe. Vous pensez que le combat féministe reste d’actualité ?

Oui, bien entendu. Il subsiste une très forte misogynie y compris dans les sociétés qui se pensent comme très évoluées. Les jeunes pensent que le féminisme est dépassé, alors que c’est loin d’être le cas et que même les acquis des luttes féministes peuvent à tout moment être remis en cause. On est encore très loin de l’égalité. En politique, la chose est flagrante, non seulement quand on observe le très faible nombre de femmes à des postes de pouvoir, mais également quand on est attentif à la quantité de commentaires sexistes auxquelles les femmes sont exposées, et qui concernent leurs robes, leurs corps, et leur apparence en général.
 
L’amour, dites-vous dans ce livre, c’est vivre dans l’imagination de quelqu’un. Est-ce à dire que l’amour est une fiction ? 

La phrase que vous citez, je l’emprunte à Antonioni. Oui, je pense que l’amour est en grande partie une fiction, qu’il est fondé sur l’imagination. Si on ne fait plus vivre l’autre dans son imaginaire, si on ne l’idéalise plus, alors il cesse d’être aimé. Il y a dans l’amour une grande part de fantasme et d’illusion. Et c’est pourquoi le divorce est si fréquent ; à Paris, deux tiers des couples divorcent avant la fin de la troisième année de mariage. L’imaginaire a disparu, il ne reste que la réalité. Il est vrai que la rencontre réelle est possible, celle qui permet d’accéder à l’autre avec ses faiblesses et ses difficultés. Mais là encore, il importe de préserver l’énigme, la part de mystère de l’autre, il importe de ne pas chercher à tout contrôler. Tout cela se construit dans la durée et s’entretient. Mais pour ma part, j’expérimente la relation amoureuse comme un perpétuel jeu de masques. C’est cela qu’il m’intéresse d’explorer dans mes romans, le fait que les individus ne sont jamais aimés pour ce qu’ils sont mais à travers une projection que l’autre se crée. Un simple détail peut permettre au fantasme de s’accrocher mais le désir peut aussi décrocher sur un simple détail. 

Est-ce donc à cela que le titre renvoie ? (Je ne suis pas) celle que vous croyez serait une référence à ce jeu de masques ?

Oui, en partie. Claire n’est pas celle que Chris croit qu’elle est, mais lui non plus n’est pas celui qu’elle croit. On n’est jamais celle ou celui que l’autre croit. Mais le titre fait également référence aux différentes versions de la même histoire qui s’emboîtent et se superposent dans le roman. Il y a plusieurs façons de comprendre les choses. J’adresse donc au lecteur une sorte de clin d’œil à la fois complice et ironique en lui disant : quelle version allez-vous croire ? Le roman crée un effet de vertige : on ne sait plus où on en est, on ne sait plus ce qu’il faut croire. 
 
La deuxième partie du roman s’ouvre sur une autre exergue, de Duras cette fois, où elle dit que « la seule façon de se sortir d’une histoire personnelle, c’est de l’écrire ». L’écriture aurait-elle pour vous une valeur thérapeutique ?

Là encore, j’ai voulu jouer sur les frontières entre le réel et la fiction, sur le brouillage des deux. Annoncer que je vais écrire à partir d’une histoire personnelle alors que je n’avais jamais dit que c’était une histoire vraie pour moi en tant qu’auteur, cela rajoute encore une strate dans la construction et brouille davantage les repères. Cela dit, je pense en effet que l’on écrit toujours sur quelque chose qu’on a perdu, que l’écriture est une re-saisie de ce qui a disparu. En le ressaisissant, on en fait autre chose. Donc le paradoxe de l’écriture est là : en écrivant, on se réapproprie quelque chose dont on se sépare dans le même temps. Duras dit aussi : il faut que l’événement ait eu lieu, mais ensuite, ce qui est écrit remplace ce qui a été vécu. 

Lorsque vous écrivez : « Nous sommes tous des romanciers en puissance. Nous inventons tous notre vie », à quoi faites-vous référence ? À une disposition générale à se mettre en scène ou à des comportements favorisés par Facebook, les sites de rencontres, les réseaux sociaux ?

Je fais référence au fait que nous sommes tous sans arrêt en train de nous créer un personnage. Lorsque nous choisissons nos vêtements, notre maquillage, lorsque nous décidons de cacher certaines choses de nos vies et d’en montrer d’autres, nous sommes dans la représentation, nous cherchons à influencer les autres de telle ou telle façon, à obtenir d’eux telle ou telle réaction. Donc nous jouons des rôles en permanence et ces rôles sont différents selon nos interlocuteurs. Le plus souvent, cela n’émane pas d’une volonté perverse, d’une manipulation cynique ; mais nous nous conformons à une certaine représentation de nous-mêmes à laquelle nous adhérons. Alors il est vrai que Facebook exacerbe ces mises en scènes de soi, décuple à la puissance dix ce qu’on fait par ailleurs, parce que l’anonymat favorise ce mode de fonctionnement. Mais je n’ai là-dessus aucune position morale, aucun jugement. 

Dans le roman, Camille dit : « Je suppose que tu vas me trouver folle, mais j’ai souvent fait l’amour pour pouvoir écrire, enfin je faisais l’amour pour faire l’amour, mais il n’y a jamais eu de grande différence pour moi entre le désir et le désir d’écrire. » Est-ce de vous que vous parlez ?

Je peux tout à fait assumer cette phrase et la reprendre à mon compte. Réfléchir aux conditions qui rendent la création possible m’intéresse. Freud a identifié la libido et son lien avec le désir sexuel, mais pour moi, la libido est énergie vitale. Donc l’acte d’écrire relève de la libido autant que le désir érotique. On a souvent évoqué la puissance créatrice de Picasso ou de Victor Hugo, qui allait de pair avec leur puissance érotique. Mais on parle rarement des femmes en ces termes. Moi, je le ressens comme ça : l’énergie vitale, je l’éprouve dans l’érotisme et dans l’écriture. Les deux sont de même nature. Quand je n’ai que l’écriture, je n’ai pas la même énergie vitale que si j’ai aussi l’amour. Et je crois qu’il en allait de même pour Picasso, d’où le nombre impressionnant de ses conquêtes féminines. 

Finalement, votre livre peut se lire comme une réflexion sur le féminin. 

J’espère avoir réussi à dire quelque chose à propos du féminin et de la création au féminin, avoir abordé tout à la fois sa fragilité extrême et sa capacité d’affirmation. C’est là son caractère paradoxal : les femmes de mon roman sont dans l’affirmation de soi et dans le même temps, elles s’éprouvent comme n’étant pas à égalité avec les hommes et ce, à leur corps défendant, c’est le cas de le dire.



Celle que vous croyez de Camille Laurens, Gallimard, 2016, 192 p.
 
 
D.R.
« Si on ne fait plus vivre l’autre dans son imaginaire, si on ne l’idéalise plus, alors il cesse d’être aimé. » « Nous sommes tous sans arrêt en train de nous créer un personnage. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166