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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Najwa Barakat compte parmi les voix les plus originales de la littérature arabe. Cette Libanaise exilée à Paris a à son actif six romans remarqués qui évoquent le déracinement, les problèmes identitaires, la violence, mais aussi la langue arabe capable, à ses yeux, de tout dire…

Par Rita Bassil el-Ramy
2007 - 02


Née à Beyrouth en 1960, Najwa Barakat, après des études de théâtre et de cinéma, s’est installée depuis 1985 à Paris où elle travaille dans la presse écrite, radiophonique et télévisée. «?Locataire?», elle vit dans un lieu qui ne lui appartient pas, tout comme elle n’appartient plus à son lieu d’origine dans lequel elle ne se retrouve plus. Exilée, elle l’est et exilée elle le reste, dans une quête impossible, merveilleuse et pénible, une course sans issue à la recherche du temps perdu. Au nombre de six, ses romans (dont Le bus des gens bien, publié en français dans la prestigieuse collection «?La Cosmopolite?» chez Stock) sont poignants de sensibilité, de réalité et de violence. Mais cette violence n’est pas uniquement la violence de la guerre à qui elle consacre deux romans?: le premier, Le Générateur, qui ne parle pas directement de la guerre, mais dont l’héroïne vit dans un monde où l’électricité est tout le temps coupée et où elle ne trouve pas sa place?; le deuxième, Ya Salam, qui va bientôt sortir en français, nous plonge dans les «?bas-fonds?» de personnages «?troués?» et fragmentés à l’image de leur capitale. Mais l’écriture de Najwa Barakat va aussi au-delà de la guerre libanaise et nous propose une étude psychologique de l’être et de son rapport à la société. La Locataire du Pot de Fer, son seul roman en français, reflète les problèmes identitaires de la nouvelle génération d’émigrants, alors que son dernier roman en langue arabe, La Langue du Secret, est presque un traité sur la langue, dans un voyage merveilleux où elle prouve que la langue arabe est une langue vivante, qui respire, qui souffre, qui aime et qui est capable de tout dire. C’est dans le cadre chaleureux d’un petit café du Ve arrondissement que Najwa Barakat a répondu à nos questions.    
 
Vous êtes une romancière sans frontières?: vous arrivez à entrer dans la peau des hommes aussi bien que dans celle des femmes, vous faites parler des animaux ou des objets. Est-ce un exercice difficile??

Écrire, c’est entrer dans la peau, dans l’imagination des autres, aller au plus profond de leur âme, là où eux-mêmes ne se connaissent pas, c’est sortir une voix qu’eux-mêmes ne savent peut-être pas qu’elle existe en eux. Il y a du soufisme dans l’acte d’écriture. Je dis «?soufisme?» dans le sens où l’on s’unit aux choses. Dans Vie et souffrance de Hamad ibn Silani, je fais parler un âne de temps en temps afin de relier les chapitres. Puis, à un moment donné, une porte prend la parole. Dans Ya Salam, Loukman s’adresse à son sexe comme à une personne à part entière. Je n’ai pas eu recours à ce procédé pour être originale ou pour choquer, il s’est imposé à moi. Car Loukman est un tueur?qui ne peut faire confiance qu’à son propre instinct, et le sexe est l’instinct le plus basique.

Dans vos romans, vous parlez peu de la guerre. Elle est plutôt inscrite dans le passé de vos personnages…

La guerre ne se réduit pas aux bombardements et aux explosions. La guerre est en nous. L’immeuble criblé est une métaphore de vous et moi. Notre malheur au Liban, c’est que la guerre a été décrétée et l’arrêt de la guerre a été décrété, et on a considéré cela comme une paix sans que ce soit une vraie paix. Je n’ai pu évoquer la guerre que lorsqu’elle s’est arrêtée. Avant Ya Salam, j’ai écrit deux livres qui ne parlaient pas de la guerre?: Le bus des gens bien, qui trace une géographie arabe, dans un lieu qui peut être n’importe quelle ville arabe, et Vie et Souffrance de Hamad ibn Silani qui est un voyage initiatique d’un jeune homme qui découvre la mort. Je n’arrivais pas à parler du Liban. Quand la guerre s’est arrêtée, j’avais un monstre dans le ventre et il me fallait le sortir avant qu’il ne me bouffe de l’intérieur. Mais l’accouchement a été pénible.
 
Votre dernière œuvre, La Langue du secret, revisite le langage comme symbole suprême de la connaissance.

Pour moi, le héros de La Langue du secret est la langue arabe. La langue est la clé du savoir. Tout texte «?fermé?» est un texte qu’on tue. Or, par définition, la langue et le savoir sont deux choses ouvertes à l’interprétation et au débat. Quand on prend un texte –?qu’il soit religieux, philosophique ou littéraire…?– et qu’on le limite à une idée sans laisser le champ ouvert à d’autres possibilités de lectures, on le tue. C’est là le sujet de La Langue du secret. En parlant de la science des lettres, j’ai voulu aller aux origines des choses. Je suis allée vers le soufisme parce que, dans la tradition arabe et musulmane, les soufis sont les maîtres de l’interprétation. L’envie d’écrire ce livre m’est venue à la lecture d’un article racontant comment les Américains, qui s’apprêtaient à faire leur guerre en Irak, avaient établi une étude bizarre censée les aider à mieux comprendre la culture arabe. Une de leurs conclusions était que la langue des Arabes est une langue dure, figée, archaïque qui ne supporte pas le progrès. À la lecture de cet article, j’ai été profondément atteinte, comme si on avait traité mon père de tous les noms. Je m’en fichais qu’on critique les régimes arabes et le reste, mais ce qui a été dit sur la langue arabe m’a touchée en plein cœur et m’a poussée à développer un questionnement qui me travaille depuis longtemps.  

Vous n’avez offert à vos lecteurs francophones que La Locataire du Pot de Fer. Depuis, vous n’avez plus écrit de roman en français…

Je ne suis pas une romancière francophone. J’ai écrit six romans dont un seul en français. Ce n’est pas une affaire anodine que de décider, du jour au lendemain, d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne. Je me suis accordé la liberté d’écrire en français sans trop me poser de questions, c’est venu d’une manière très naturelle. J’étais à Paris depuis dix ans et je voulais raconter cette tranche-là de ma vie. Plus généralement, j’avais envie de parler de notre immigration qui ne ressemble pas vraiment à l’immigration des générations précédentes. À mon arrivée en France, j’étais loin de ressentir l’émerveillement, la magie de «?la??première fois?» et la peur d’un immigré venant de l’Orient pour découvrir l’Occident. Dans mon départ, il n’y avait donc ni l’appréhension ni le ravissement, et ceci est commun à ma génération qui est celle de la guerre. J’ai écrit La Locataire du Pot de Fer en me disant que je n’avais pas à avoir peur et que je n’avais de comptes à rendre à personne. Le français était adapté à mon récit puisque je m’exprimais dans la langue du lieu dont je parlais… Ma parole me semblait plus juste.           

Vous sentez-vous la même personne dans les deux langues?? Vous faites partie des rares écrivains de langue arabe qui «?osent?» s’exposer, qui «?osent?» tout faire dire à la langue arabe… On dirait que, pour vous, la langue arabe ne censure pas.

C’est l’idéologie, et non la culture, qui censure. La culture est censée libérer. Elle n’est pas une construction préfabriquée dans laquelle on vit malgré soi. On est censé être acteur dans ce lieu. Partant, on ne peut pas dire, ou laisser dire, que la langue arabe censure. Ce n’est jamais la langue qui censure. La langue, par définition, nous aide à nous exprimer?: l’homme a inventé la langue pour communiquer. Je ne vais pas jusqu’à porter des banderoles et militer pour la langue arabe, mais je refuse qu’on se montre injuste envers cette langue. Je tiens à dire que la langue arabe ne m’a jamais interdit de m’exprimer. Là où elle me pose problème – et c’est un problème qui se pose à toute langue – , c’est quand il s’agit de trouver les mots qui portent le timbre de ma propre voix, de dire ce que je veux dire et non ce que je dois dire, ou ce qu’il faut dire, parce que la loi en a décidé ainsi ou parce qu’il y a des interdits et des tabous. Le censeur intérieur est plus dangereux que la censure qui vient de l’extérieur. Si on arrive à tuer ce censeur qui habite notre for intérieur, il n’y aura plus de problème. Le vrai défi est de trouver les moyens d’aider cette langue – et de s’aider soi-même – à ne pas être dépassé par le monde contemporain. Il y a des choses que la langue arabe ne peut exprimer, mais ce sont des choses qui se rapportent uniquement au progrès scientifique. Par exemple, dans le domaine de l’informatique, ce n’est pas nous qui créons pour pouvoir nommer les choses, il y a là une difficulté parce qu’il faut trouver des équivalents aux mots, mais, en même temps, cet exercice nous donne une grande liberté de création. D’autre part, certains ont des préjugés à propos de la langue arabe, et prétendent qu’il s’agit d’une langue à capacités réduites. On la dit incapable de parler de sexualité, de politique, de religion. Pourtant, dans la culture arabe classique, tout a été dit?: il n’y avait pas de tabous, la science était très évoluée, et la culture arabe a légué au monde des traités sur tous les sujets, même sur les nuages?! Le problème est l’autocensure et le «?mépris?» vis-à-vis de la langue arabe qu’affichent des gens qui ne savent même pas la pratiquer…Cela dit, je n’aime pas le verbe «?oser?». Écrire, ce n’est pas militer, il y a mille et une autres façons de militer. Et puis, l’audace est-elle une valeur en soi?? J’ai lu beaucoup de livre «?audacieux?» en arabe – parce qu’ils disent tout –, mais complètement nuls.

Dans La Locataire du Pot de Fer, on sent votre déchirement identitaire entre l’ici (Paris, la ville où vous vivez) et l’ailleurs, l’«?ici avorté?», votre pays, le Liban.

Il est vrai que La Locataire du Pot de Fer est écrit en français et que je vis à Paris. Mais, au fond de moi, je ne sens pas que je vis en France… Tout ce que je sais, c’est que j’ai quitté le Liban et que j’ai échoué quelque part, et ce quelque part a été Paris. J’aurais pu aller ailleurs, aux États-Unis ou en Italie… Je pensais comme beaucoup de Libanais que la guerre s’achèverait au bout de deux ou trois ans et que j’allais rapidement revenir au Liban. Je m’en fichais donc de l’endroit où j’allais. La Locataire du Pot de Fer est «?locataire?» justement parce qu’elle n’appartient pas à cet endroit et l’endroit lui-même ne lui appartient pas. Dix ans après, la «?locataire?» en est toujours une et je continue mon combat qui consiste à essayer de créer tous les jours un rapport avec cet endroit où je me trouve par hasard. Ni Paris ni moi n’avons décidé d’être ensemble, mais nous sommes en train d’essayer de créer un lien. Je dis dans La Locataire que les lieux sont comme les animaux, qu’il faut les apprivoiser. Vu que je viens d’un endroit qui a été fragmenté, et avec lequel j’entretiens une relation problématique, toutes mes relations avec les autres lieux sont dépendantes de ce lieu originel. C’est comme un enfant qui vivrait la relation du couple parental par procuration, il reproduit les mêmes schémas quand il devient adulte. Comme ma relation avec le Liban et avec Beyrouth, qui est une relation fragmentée et cassée, pleine de souffrances, d’amour et de haine, je n’ai pas su, en arrivant à Paris, construire une autre forme de relation. Dans ma tête, Paris est composée de flashs, de trous de mémoire, tout comme Beyrouth. Au fond, je redoute beaucoup les lieux. Ils me font peur, je sens qu’ils peuvent se casser, qu’ils peuvent tomber. Ainsi, les gens qui expérimentent un tremblement de terre n’ont plus jamais confiance en la terre où ils posent les pieds. Moi, je n’ai pas confiance dans le lieu où je vais. On fuit un endroit vers un autre, on n’arrive pas à s’installer dans ce nouvel endroit et, en revenant vers l’ancien, on ne le retrouve plus... Peut-on vraiment retourner?? Je pense qu’une fois qu’on est parti, il n’y a plus de retour, même en se réinstallant dans le lieu d’origine. C’est le malheur de l’être humain. Même sans la guerre, on ne retrouve plus les lieux de notre enfance, on les perd. C’est une souffrance perpétuelle chez l’être humain, mais c’est ce qui fait aussi la beauté des voyages et des départs…

 

al-Mohawwel (Le Générateur), Dar Moukhtarat, 1986.
Hayat wa alam Hamad ibn Silani (Vie et souffrance de Hamad ibn Silani), Dar Al-Adab, 1995.
Bas al-awadem (Le Bus des gens bien), Dar al-Adab, 1996?; Stock, 2002.
La Locataire du Pot de Fer, L’Harmattan, 1997.
Ya Salam, Dar al-Adab, 1999 (à paraître aux éditions Verticales en 2008).
loughat as-sirr (La Langue du secret), Dar al-Adab, 2004.

 
 
D.R.
« La guerre ne se réduit pas aux bombardements et aux explosions. La guerre est en nous. L’immeuble criblé est une métaphore de vous et moi  » « Le censeur intérieur est plus dangereux que la censure qui vient de l’extérieur  »
 
2020-04 / NUMÉRO 166