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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Alain Mabanckou : « Le roman n’a pas de race, il a un style » 
Prix Renaudot 2006, Alain Mabanckou chante, dans une langue riche et contrastée, sa nostalgie de l’enfance, son admiration des livres, son amour pour sa mère, le devoir de mémoire et la déliquescence de l’Afrique contemporaine. Parcours étonnant d'une grande plume francophone.

Par Lucie GEFFROY
2007 - 04


Alain Mabanckou parle comme il écrit : sans majuscule, sans point. Ses mots forment une longue mélopée que l’on se délecte à écouter. Prix Renaudot 2006 pour son inénarrable Mémoires de porc-épic, il a déjà publié une demi-douzaine de recueils poétiques et autant de romans.

Vous êtes aujourd’hui un écrivain reconnu. Avant cette vie, il y en a eu d’autres, celle d’un garçon né au Congo-Brazzaville, fils d’une mère illettrée, jeune homme titulaire d’un DEA de droit, consultant à la Lyonnaise des eaux... Comment la littérature est-elle entrée dans votre vie ?

Enfant confronté à la solitude, ma jeunesse a été marquée par la lecture des livres, beaucoup de livres, d’abord la bande dessinée puis la poésie. Cela a fini par créer chez moi le désir de m’exprimer, de matérialiser le dialogue intérieur qui vit en moi. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire des poèmes pour ensuite m’orienter vers le roman.  

Comment est né Mémoires de porc-épic, votre dernier roman ? D’où est venue cette idée inattendue de faire du narrateur un porc-épic ?

En Afrique, l’animal occupe une place prépondérante. J’ai moi-même toujours été fasciné par les fables que j’ai pu lire, de La Fontaine, Jean-Pierre Clarisse de Florian, Esope, etc. J’étais émerveillé de voir comment ces auteurs utilisaient les animaux pour critiquer ou blâmer l’attitude des hommes. Enfant, ma mère me racontait beaucoup d’histoires dont les animaux étaient les personnages principaux. C’est donc nourri de tout cela que j’ai imaginé cette histoire d’un être humain ayant pour double un animal, tous deux liés pour le meilleur et pour le pire. 

Vous qui êtes plutôt du genre à vous méfier des grandes institutions, comment avez-vous accueilli le prix Renaudot ? 

 Je ne pense pas que le prix Renaudot soit une institution en tant que telle. J’apprécie l’écriture de certains écrivains qui sont membres du jury, notamment Le Clézio qui a beaucoup soutenu mon livre. Le Clézio est un écrivain dont l’indépendance est inattaquable. Je pense sincèrement que le Renaudot est un prix dont la justesse est réelle.  

Et qu’avez-vous ressenti à l’annonce de ce prix ? 

C’était une immense joie ! Mais j’ai aussi eu l’impression qu’à présent je ne pourrai plus écrire comme avant. Un prix comme celui-ci exerce forcément une forme de pression... On est en quelque sorte momifié. L’écriture devient l’objet de toutes les discussions et, de ce fait, l’écrivain semble avoir davantage de responsabilités. À chaque phrase que j’écrivais, un doute subsistait. Heureusement, cela n’a duré que quelques jours. On redevient vite écrivain et l’on fait son petit chemin sans s’occuper de ce qui s’est passé. 

Comme la plupart de vos romans, Mémoires de porc-épic fait exploser les frontières du genre. On navigue sans arrêt entre le conte philosophique des Lumières, la fable de La Fontaine, la légende africaine. L’expression  « roman métissé » vous convient-elle ? 

Non, parce que le métissage signifie le croisement de plusieurs races. Le roman n’a pas de race, il a un style. Il a la personnalité de l’écrivain qui l’écrit. Parler de roman métissé, ce serait admettre son caractère exotique. C’est simplement un roman qui reflète ma personnalité, or il se trouve que ma personnalité est unique. Je ne peux pas la généraliser pour un groupe donné. C’est un roman qui a les défauts et les qualités de l’écrivain qui vient de l’écrire. 

Verre Cassé regorge de références littéraires, de clins d’œil à la culture populaire. S’y côtoient Zola, Proust, Garcia Marquez, Céline, Umberto Eco, Brassens, San Antonio, Ionesco, Salinger. Quel éclectisme !

Cet éclectisme, je le revendique. Pour moi, cela consiste à dire que le roman que j’écris est avant tout une reconnaissance de dette vis-à-vis des écrivains qui ont fait de moi ce que je suis. Verre cassé est un roman qui parle des autres livres. C’est un livre sur les livres, un éloge de la littérature. 

Dans vos deux derniers romans, vous faites un usage particulier de la ponctuation : ni point ni majuscule, seulement des virgules. Quel effet recherchez-vous exactement ?

 Je pense qu’il y a des styles qui s’imposent par rapport au tempérament des personnages. De Verre Cassé à Mémoires de porc-épic, la virgule était essentielle. Je voulais retrouver la langue qui est la mienne, parce que l’écrivain est celui qui cherche non pas le roman parfait, mais la langue parfaite. Dans ces deux romans, j’ai recherché la langue qui puisse exprimer de façon directe, claire et précise l’univers qui est le mien. Celui d’un Congolais ouvert au monde. J’ai employé la virgule parce que c’est une des ponctuations les plus anciennes et qu’elle accélère le rythme des phrases. 

Vos romans font aussi la part belle aux jeux des sonorités. Vous semblez porter une attention toute particulière à la musicalité du texte. Comment écrivez-vous ? 

 Je ne fais pas de plan. J’écris dès que je sens qu’une phrase me vient à l’esprit. Au fur et à mesure que j’écris, je me relis sans cesse, je déchire énormément. Je relis à voix haute, je m’écoute beaucoup. C’est d’abord une écriture orale avant de devenir le texte tel qu’il est. Et puis, je crois que je suis resté poète dans l’âme ! 

Dans votre dernier recueil de poèmes figure une  « lettre ouverte à ceux qui tuent la poésie ». Vous dénoncez le copinage du microcosme parisien, montrez du doigt les faux poètes nombrilistes. La poésie est-elle, selon vous, en danger de mort ? 

Nous sommes tous injustes vis-à-vis de la poésie. La poésie est une fenêtre de notre littérature. Or, elle n’a plus sa place et c’est bien dommage. On ne la trouve plus dans les librairies, les éditeurs ne la publient plus. C’est un genre de moins en moins prisé. Les gens s’imaginent qu’ils doivent écrire un roman pour être célèbres. C’est grave. Je pense que la poésie est en danger de mort et qu’un certain nombre de personnes contribuent à la tuer. Quand la poésie devient trop cérébrale, les lecteurs s’en détournent.  
 
Dans ce même texte, vous remarquez pourtant que la poésie francophone n’a jamais été aussi prolifique et mal connue. Comment expliquer ce phénomène ? 

Cette poésie francophone qui est publiée à Bruxelles, au Canada ou ailleurs, n’est pas accessible en France. Selon moi, les grands poètes d’aujourd’hui sont des poètes francophones. Je pense à René Depestre, Aimé Césaire, Jean Méttelus qui, malheureusement, n’ont pas de résonances en Europe. La France est incapable de reconnaître les voix francophones de la poésie.  

Les éditions Gallimard consacrent une collection aux écrivains africains. Est-ce la bonne formule pour mieux les connaître ? Ne risque-t-on pas de les marginaliser, de créer une sorte de ghetto ? 

C’est une mauvaise chose que de mettre la littérature africaine dans une collection particulière. Nous ne sommes plus à l’époque des catégorisations. On rend ainsi la littérature africaine inférieure à la littérature française. De plus, les collections en question n’ont rien de spectaculaire car j’ai constaté que les auteurs qui y sont publiés ne sont pas plus connus que les auteurs qui publient dans des maisons africaines comme Présences africaines. L’écrivain africain doit entrer en compétition avec les écrivains français et non se contenter d’une compétition entre Africains orchestrée par une grand éditeur...français !     

L'Afrique en tant que continent est très diversifiée. Entre l'Afrique du Nord, qui compte des millions d'Arabes, et celle du Sud, les contacts se font rares. Qu'est-ce qui, à votre avis, unit encore les Africains sur le plan littéraire ? 

Au cœur ou à l’arrière-plan de la littérature africaine, il y aura toujours la question de l’homme noir, la question africaine, la question des rapports entre l’Europe et l’Afrique abordés de près ou de loin. En général, le personnage du roman africain est un personnage désespéré, écartelé entre les conséquences de la colonisation et les difficultés de vivre le monde qui change. La littérature africaine, d’où qu’elle vienne, a tendance à épouser une espèce de militantisme quant aux problèmes actuels. 

Qu’apporte la littérature africaine à la littérature française ? On a parfois l’impression que le lecteur français y cherche le dépaysement, l’exotisme, mais guère plus. 

La littérature française n’a pas besoin qu’on lui apporte quoi que ce soit. Son orgueil naturel fait d’elle une littérature apparemment complète et achevée avec ses classiques : Proust, Zola, Montesquieu, Voltaire, etc. Beaucoup de gens disent que la littérature francophone apporte du souffle à la littérature française. Cela est tout à fait inconcevable : on ne peut pas réduire la littérature francophone au rôle d’officier d’ordonnance ou d’agent de sécurité d’une littérature en délabrement ! La littérature francophone est une littérature autonome, internationale, intercontinentale. Elle embrasse les cinq continents tandis que la littérature française est une littérature nationale. Ce n’est pas à la littérature continentale de venir sauver une littérature locale. C’est à la littérature française de rentrer dans le grand concert des littératures de langue française ! 

Vous enseignez la littérature francophone à l’Université de Californie. Là-bas, vous êtes un écrivain français alors qu’en France vous êtes toujours considéré comme un écrivain congolais. Pourquoi ?

En France, on rencontre des idées préconçues qui consistent à dire que la littérature française est l’unité de mesure et que les autres littératures d’expression française sont de petites littératures qui gravitent autour d’elle. La France a un gros complexe de supériorité. Tant qu’on ne changera pas cette conception des choses, il restera toujours cette incrédulité des Français à accepter qu’Amadou Kourouma soit un grand écrivain qui non seulement domine les littératures francophones mais qui occupe aussi une place très importante dans la littérature française. 

Comment expliquer que l’enseignement de la littérature francophone soit aussi pauvre en France ? 

Dans l’esprit de nombre d’universitaires français, les littératures francophones demeurent des littératures de langue étrangère. Aux États-Unis, on a pourtant compris depuis longtemps que la langue française est une langue universelle au même titre que la langue anglaise… 
 
Quels sont vos projets d’écriture ? 

 Je suis en train d’écrire un hommage à un écrivain noir américain qui j’admire : James Baldwin. J’écris aussi un autre roman que j’espère terminer d’ici à l’année prochaine. 

De quoi s’agit-il ? 

 Je n’ai même pas encore le titre ! J’en ai seulement quelques bribes... Comme j’écris sans plan, ce n’est pas encore très précis. Ce ne sont que quelques esquisses. Mais je sais que ce sera le troisième volet de ma trilogie. 

Et ce projet de roman en forme d’hommage à la chanson, est-il toujours d’actualité ? 

Oui, ça risque justement d’être le sujet de mon prochain roman ! Verre cassé est un roman sur l’écrit et la littérature, Mémoires de porc-épic un roman sur la fable, donc l’oralité, la culture… Le troisième volet pourrait être un roman sur la chanson ! 



 
 
« La poésie est en danger de mort et un certain nombre de personnes contribuent à la tuer. Quand la poésie devient trop cérébrale, les lecteurs s’en détournent  »
 
2020-04 / NUMÉRO 166