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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Hans Magnus Enzensberger : « La majorité ne s’intéresse pas à la vraie littérature »
Hans Magnus Enzensberger. Il suffit de prononcer ce nom en Allemagne pour mesurer l’importance qu’occupe cet homme sur la scène intellectuelle et littéraire locale depuis des dizaines d’années. Entretien, à Munich, avec l’une des voix les plus originales de notre temps.

Par Hanane AAD
2007 - 10
Né en 1929 à Kaufbeuren, lauréat de plusieurs prix littéraires dont le prix Heinrich-Bôll (1985), le prix de la Paix Erich-Maria Remarque (1993), le prix Heinrich Heine (1998) ou le prix du Prince des Asturies (2002), Hans Magnus Enzensberger est l’auteur d’une œuvre abondante dont on retiendra La défense des loups (1957), Plus léger que le vent, Le démon des maths ou encore Joséphine et moi, l’histoire d’une rencontre entre un jeune économiste et une vieille dame peu banale au moment de la réunification de l’Allemagne, qui vient tout juste de paraître aux éditions Gallimard qui publient aussi, en format de poche, l’étonnant cycle de Mausolée (1975).

Grand, maigre, le regard vif, le ton souvent ironique, Enzensberger se démarque de ces écrivains prétentieux qui peuplent ce qu’il appelle le « grand cirque des célébrités ». Et s’il est difficile à cerner, c’est qu’il n’est pas seulement poète, romancier, traducteur, mais aussi essayiste, journaliste, dramaturge et directeur de revues… Aussi, comme si sa propre peau de romancier ne lui suffisait pas, a-t-il adopté plusieurs pseudonymes dont le plus connu est celui d’Andreas Thalmayr. Critique virulent de sa propre société, cet auteur iconoclaste suscite depuis toujours de vives polémiques. Dans cet entretien, il évoque avec franchise son parcours et ses combats.

Vous êtes un brillant touche-à-tout. Pourquoi cette grande diversité dans votre œuvre ?

La variété m’amuse. Je n’aime pas faire le même travail tout le temps. Ce sont les spécialistes et les experts qui font une seule chose durant toute leur vie. C’est la raison pour laquelle, par exemple, je ne suis pas professeur d’université. J’évite d’être enfermé dans une institution. Je préfère gérer ma vie sans bureau, sans secrétaire, sans horaires, sans appareils et, par suite, me créer un espace de liberté. Ainsi, je me sens plus indépendant : je travaille quand je veux – la nuit, le jour, pendant le week-end – sans aucune contrainte !

Vous avez aussi créé plusieurs revues, dont la revue Kursbuch chez l’éditeur Suhrkamp. Comment jugez-vous cette expérience ?

Il y a un aspect du travail de l’écrivain qui peut aboutir à l’isolement : on est devant l’écritoire, on travaille seul… Je préfère compenser cet isolement par la collaboration avec les autres. C’est la raison pour laquelle j’ai fondé des revues : je m’engage avec les autres pour contrebalancer le narcissisme de l’écrivain.

Vous avouez que vous êtes narcissique ?

Le narcissisme est une déformation professionnelle chez les poètes ! Beaucoup d’écrivains souffrent même de mégalomanie : ils se prennent pour des génies, aspirent au Nobel… Moi, je me méfie !

Vous êtes « Hans Magnus Enzensberger », mais vous êtes aussi Andréas Thalmayr, entre autres pseudonymes, parfois féminins. Pourquoi ce procédé ?

J’ai plusieurs pseudonymes, c’est vrai, parce que j’éprouve sans cesse ce besoin de changement que je viens d’évoquer. Un écrivain ayant une certaine renommée risque de devenir une sorte de « trade mark », une sorte de « marque enregistrée », et peut facilement tomber dans la routine. Un pseudonyme lui permet justement d’échapper à cette routine. À un autre niveau, quand un homme adopte un pseudonyme féminin, cela change son style, sa manière d’écrire : une femme ne s’exprime pas de la même manière qu’un homme. Il y a là des nuances subtiles. Cette variation à travers les pseudonymes me permet une plus grande gamme de tons et de styles littéraires. Au fond, ce jeu m’amuse. Les gens en parlent, les journalistes avancent des hypothèses. Pour ma part, je ne confirme pas, je me tais. C’est la loi du pseudonyme !

Dans Le démon des maths, vous incitez la jeunesse à découvrir le plaisir des sciences. Comment expliquez-vous votre intérêt pour la jeunesse, et pourquoi cette volonté de réconcilier littérature et science ?

J’ai deux filles qui me demandent sans cesse de les amuser. Alors j’ai passé un contrat avec elles : tu ne m’ennuies pas, je ne t’ennuie pas. Si ma fille m’ennuie, je lui dis : « On a un contrat », et vice versa, s’il m’arrive de l’ennuyer, elle me sort le « contrat ». Avoir des enfants, ça vitalise. Autrement, on risque de devenir prisonnier de sa propre génération, et c’est mauvais. Je n’ai pas envie de discuter seulement avec les gens de mon âge, c’est ridicule. Quand mes filles étaient à l’école, elles trouvaient les cours de mathématiques ennuyeux et stupides. Alors je leur ai dit : « Ce n’est pas comme ça, il ne faut pas avoir une fausse idée de ces cours », et j’ai écrit ce bouquin pour elles. Ce livre a été un best-seller. Il a fait l’objet de 28 traductions. Mais c'est un best-seller involontaire puisque je l’ai d’abord écrit pour mes filles !

Vous avez également invité les écrivains à s’intéresser à la science…

Ce qui bouge actuellement, c’est la science. Sur les autres sujets, comme l’amour ou l’adultère, on a déjà beaucoup écrit. D’autre part, les scientifiques sont souvent brillants et je n’ai pas envie de me contenter de mes amitiés avec les écrivains. Le milieu littéraire seul ne me suffit pas. Et puis, l’esprit scientifique peut influer positivement sur la création littéraire. Personnellement, je m’intéresse à la physique des particules et à la théorie des nombres bien que je ne sois pas un spécialiste de ces questions. De leur côté, les scientifiques s’occupent du langage, car ils ont besoin de s’expliquer. Un physicien a besoin du langage et doit inventer des termes pour parler de ses découvertes. Il existe même une certaine poésie des sciences, une poésie inspirée des sciences : les scientifiques s’inspirent souvent de la poésie. Les grands physiciens du XXe siècle ont par exemple inventé « le trou noir ». « Trou noir », c’est de la poésie. Ce n’est pas une description scientifique, c’est une invention quasi poétique. Il y a même des exemples de transferts de la littérature vers la science. Par exemple, le « quark », qui est une particule beaucoup plus petite que l’atome, a été emprunté à un texte de James Joyce intitulé Finnegans Wake. Le physicien américain qui a trouvé cette particule s’est directement inspiré de Joyce ! À l’évidence, il existe une relation étroite entre littérature et science. Historiquement, cela a toujours été le cas : dans l’antiquité grecque, les poètes, les scientifiques et les philosophes étaient les mêmes personnes…

Le mouvement « Gruppe 47 » auquel vous participiez autrefois s’était engagé à revitaliser la langue et la littérature allemande après l’époque nazie. Comment évaluez-vous cette expérience ?

Ce groupe est devenu légendaire. Ses membres se rencontraient trois jours par an, parfois à l’improviste. Le groupe répondait à une nécessité. L’atmosphère était un peu lourde dans le pays, parce que le nazisme empoisonnait le peuple : les nazis étaient là, au niveau de la magistrature, de la police, dans les milieux intellectuels, ils n’étaient pas encore morts en 1945. Il fallait donc se rencontrer pour se défendre, pour dire à ces gens-là : « Nous n’avons rien à voir avec vous. Nous sommes capables de créer un milieu plus salubre. » Nous avions d’ailleurs une règle non écrite qui consistait à ne jamais recevoir de nazis dans notre groupe. Ce n’était pas, à proprement parler, une plate-forme littéraire. Le groupe n’avait pas de style déterminé à l’instar des surréalistes. C’était plutôt un rassemblement visant à se débarrasser de l’influence du nazisme.

Peut-on dire pour autant que ce groupe n’a eu aucun impact linguistique ou littéraire ?

Non. N’oubliez pas que plusieurs grands écrivains contemporains comme Grass ou Walser en sont issus !

Avez-vous gardé le contact avec Günter Grass ?

Oui, mais nous avons décidé de ne plus discuter politique : il est social- démocrate, moi je ne le suis pas. C’est ennuyeux de ressasser les mêmes arguments. C’est pourquoi, quand nous nous rencontrons, nous préférons parler de la famille !

Que pensez-vous de son affaire qui a occupé dernièrement la presse et l’opinion publique ? Son embrigadement par les nazis pendant sa jeunesse méritait-il tout ce tapage ?

Pour les médias, c’était un sujet sensationnel ! En réalité, les journalistes ont déformé les choses : ils n’ont pas été capables de distinguer entre les S.S. et les Waffen-SS qui sont deux formations différentes ! À l’époque, Günter n’avait que seize ans, c’était alors un pauvre idiot qui croyait à la victoire. On a fait beaucoup de bruit pour rien !

Dix-sept ans après la chute du mur de Berlin, comment se présente le paysage littéraire de l’Allemagne réunifiée ? Reste-t-il encore certains résidus de deux littératures, Est et Ouest ?

Oui, bien sûr, cela ne disparaît pas tout de suite. Je me rappelle qu’en 1989, j’ai dit en public qu’il faut compter un minimum de quarante ans pour que l’intégration s’accomplisse, car il existe des mentalités différentes. On ne se peut pas s’attendre à des miracles au niveau des mentalités, car celles-ci sont assez inertes. Le changement des mentalités est un processus lent. Parfois, les obsessions durent très longtemps. Quoi qu’il en soit, les différences entre les deux littératures ont tendance à s’estomper au niveau des jeunes auteurs, alors qu’elles demeurent importantes auprès des écrivains âgés qui ont vécu la période passée. Chez ceux-ci, il reste toujours quelque chose dont ils ne peuvent se défaire.

Vous qui avez opté sans cesse pour la qualité avant tout et qui étiez si sélectif dans les choix des textes publiés dans la collection « Die Andere Bibliothek » (L’Autre bibliothèque), que pensez-vous de la médiatisation excessive de certains auteurs ?

C’est un grand cirque de célébrités ! Pour moi, la grande littérature est une question qui concerne la minorité, non la majorité. La majorité ne s’intéresse pas à la vraie littérature. Celle-ci n’est pas pour tout le monde. Pourquoi, dès lors, ne pas être dans la minorité ? Il ne faut pas se placer à tout prix dans la majorité !

Vous êtes connu par votre sens critique très poussé vis-à-vis de la société allemande que vous décrivez comme bourgeoise et médiocre. Pourquoi en voulez-vous tellement à cette société ?

Ce ne sont pas des critiques, mais plutôt des observations. Je veux décrire ce qui se passe, je veux comprendre, je veux constater. Je n’ai pas la prétention de critiquer. Les intellectuels ne sont pas, d’un point de vue moral, supérieurs aux autres. Notre rôle n’est pas de trouver des solutions aux grands problèmes du monde, mais d’aider à mieux le comprendre. Il appartient aux autres de tirer les conclusions qui s’imposent.


Vous avez souvent abordé la question du terrorisme, et surtout celle du terrorisme islamiste. Vous parlez d’une stagnation que traversent les sociétés musulmanes. Comment abordez-vous la relation entre le terrorisme et cette stagnation ?

Les Arabes sont confrontés à de graves problèmes. Même la richesse est un problème pour eux car une société qui dépend uniquement du pétrole et fondée sur l’exploitation du pétrole n’a pas de motivations pour faire autre chose. C’est une richesse gratuite. On la considère comme une grande richesse, mais, au fond, c’est tout le contraire. Heureusement que les choses commencent à bouger dans certains pays arabes comme les Émirats. Il y a là-bas une révolution qui se produit du haut vers le bas.

Et cette révolution qui commence du sommet est-elle saine ?

C’est aussi un symptôme de faiblesse, car les gens ne sont pas capables de bouger de leur propre initiative : ils attendent la bénédiction de l’émir. Naturellement, ce n’est pas la meilleure des solutions, mais c’est toujours mieux que rien. Vous savez, en Europe, nous avons vécu des situations comparables à celles que connaît actuellement le monde arabe. Il y avait, chez nous aussi, le despotisme éclairé, des guerres de religion, un certain terrorisme religieux, des persécutions… Il ne faut pas l’oublier !

Enfin, et c’est peut-être là le plus important pour vous, où se situe Hans-Magnus Enzensberger le poète dans tout ce chaos ?

On ne peut pas faire de la poésie 24 heures sur 24. Je ne peux pas me mettre à table à neuf heures du matin pour écrire des poèmes jusqu’au soir. J’ai ainsi du temps pour d’autres choses et c’est très bien comme ça pour éviter la routine, la répétition, la surproduction. Cela dit, la poésie est la part la plus importante du travail. La poésie est pour moi le centre de la créativité, tout le reste est périphérique.






 
 
© C. Hélie / Gallimard
« Il y a une relation étroite entre littérature et science. Il existe même une certaine poésie des sciences. » « Notre rôle en tant qu’écrivain, n’est pas de trouver des solutions aux grands problèmes du monde, mais d’aider à mieux le comprendre. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Mausolée de , Gallimard, collection poésie, 2007, 302 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166