FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien

Rares sont les chevaliers des temps modernes qui osent jouter contre les dictées de Bernard Pivot. Surnommé le «?Roi Lire?», celui dont les émissions littéraires ont été, pendant 28 ans, un lieu de passage obligé pour les écrivains, siège aujourd’hui à l’Académie Goncourt et signe un surprenant Dictionnaire amoureux du vin.

Par Rita Bassil el-Rami
2007 - 11
On a vu défiler dans les émissions de Bernard Pivot les plus illustres écrivains de notre temps. Autrefois suivis par des millions de téléspectateurs, Apostrophes et Bouillon de culture ont laissé un grand vide dans le paysage culturel francophone. Couronné par le Prix de la langue française en 2000, Bernard Pivot, qui a fait un malheur au Liban avec sa fameuse dictée, vient de publier le Dictionnaire amoureux du vin chez Plon qui dévoile, à travers la glorification du vin, des traits autobiographiques, des souvenirs de plateau, des anecdotes savoureuses, et une formidable panoplie d’artistes, de livres, de toiles de peinture… 476 pages à déguster sans modération?!

«?Ne jamais oublier que c’est aussi le téléspectateur qui pose la question et que c’est lui aussi qui entend la réponse.?» Quelle question vous-même poseriez-vous à Bernard Pivot??

Des questions classiques. Puisque j’ai pris ma retraite et que je ne fais plus d’émissions littéraires, je crois qu’il y a une question qui serait celle-ci?: «?Ne regrettes-tu pas, à 70 ans passés, d’avoir consacré autant de temps aux livres???» Quand on fait une émission hebdomadaire, on ne peut pas toujours avoir des chefs-d’œuvre. J’ai passé peut-être trop de temps à lire des livres, parfois médiocres, au détriment d’autres choses que j’aurais pu faire, comme voyager, m’occuper davantage de mes enfants… Et puis, cette autre question?: «?Aimerais-tu faire une émission aujourd’hui à la télévision française???» Ce serait non, parce que les temps ont changé. La télévision aujourd’hui est racoleuse, soumise à l’audimat. J’ai eu la chance d’entrer au bon moment à la télévision. Elle commençait à devenir passionnante et n’était pas encore devenue une foire d’empoigne. Aujourd’hui, une émission comme Apostrophes ne durerait certainement pas 15 ans et demi, elle serait soumise à trop d’impératifs d’audience.

Vous avez touché à tous les genres. Votre lecture était très diversifiée…

J’étais un lecteur «?tout terrain?». Je lisais aussi bien des romans français que de la poésie, aussi bien de la philosophie que des livres d’histoires… Les seuls livres que je ne lisais pas étaient les livres pour enfants que j’avais exclus dès le départ d’Apostrophes parce que je trouvais que c’est un domaine considérable et que je n’avais pas la sensibilité pour lire les livres pour enfants.

Vous avez joué un rôle fondamental en France dans la «?vulgarisation?» de la littérature. Avez-vous souffert de cette image de «?vulgarisateur?» de la culture??

Certains de mes confrères préfèrent l’élitisme, en effet. Moi au contraire. Peut-être parce que je suis issu d’un milieu culturellement peu favorisé, et que j’ai toujours considéré la culture comme une chance inouïe pour les gens à qui elle n’est pas donnée d’office. Pour moi, la culture a été une longue conquête. C’était formidable de pouvoir toute ma vie vivre de la culture et au milieu de la culture. J’ai voulu faire partager ce plaisir à un maximum de gens. Évidemment, je n’allais pas pratiquer l’élitisme et des discours fermés, amphigouriques et obscurs. Je me suis toujours attaché dans mes émissions et mes articles à être le plus clair, et le plus accessible possible, afin que les téléspectateurs ou les lecteurs ne soient pas désorientés par mes questions ou par les réponses des écrivains. Cette clarté était même un respect qu’on devait aux téléspectateurs. J’ai toujours eu ce souci de faire partager la culture. De dire aux autres qu’il est merveilleux dans la vie de lire des livres, d’aller au cinéma, au théâtre, de voir des expositions, d’écouter de la musique… C’est un bonheur qui s’ajoute à nos propres bonheurs personnels ou qui nous fait oublier nos malheurs personnels, nos chagrins. Et fatalement, j’étais un incitateur, un excitateur. D’ailleurs quand je lisais des livres, j’étais infernal à la maison, j’arrêtais tout le monde et je leur disais?: «?Attendez, je vais vous lire dix lignes, vous allez voir, c’est formidable?!?» J’avais envie tout de suite de faire partager mon plaisir et ma découverte.

«?La moindre erreur commise par moi prenait dans l’accablante et implacable logique du rêve des allures de crime. Même une émission que j’estime réussie me laisse peu de repos. Il y a toujours un moment où l’on aurait pu faire mieux?», confiez-vous dans Le métier de lire. Cette remise en question perpétuelle est-elle une des clés de votre réussite??

Je pense qu’il est normal quand on a des responsabilités comme celles que j’avais à la télévision de n’être jamais satisfait de ce qu’on a fait. Il faut toujours se remettre en question et avoir un souci de rigueur. Réussir l’émission était pour moi non seulement le fait que le téléspectateur ne s’ennuie pas, mais qu’il apprenne aussi quelque chose. Intéresser et captiver, apprendre, et inciter les gens à lire un ou deux ouvrages des auteurs présentés… Voilà le trépied sur lequel reposaient mes émissions. Une émission littéraire qui n’incite pas les gens à lire ne sert à rien?!

«?Il est important que le journaliste chargé des livres à la télévision ne soit pas lui-même un auteur?», écrivez-vous. Pourquoi??

Les responsabilités que j’avais, surtout le pouvoir qui était le mien, m’empêchaient, par déontologie, de publier des livres, ce que je peux faire aujourd’hui en toute liberté. Si j’avais été un écrivain, je pense que le débat aurait été faussé. J’ai toujours été jaloux de mon indépendance. C’est pour cela, sans doute, que j’ai réussi à gagner la confiance des auteurs et des téléspectateurs.

La question de la francophonie suscite actuellement beaucoup de débats, surtout depuis le manifeste sur la «?Littérature monde?» lancé à Saint-Malo. Quelle est votre propre vision des choses??

Moi, franchement, je n’ai rien compris à la question de la «?Littérature Monde?». La francophonie existe?! C’est normal qu’un écrivain suisse n’écrive pas comme un écrivain belge, québécois, africain ou libanais en langue française. Il y a des mots qui appartiennent à chaque «?français?». Moi, je trouve que c’est bien que le Petit Larousse ou le Robert s’ouvrent à des mots provenant d’autres pays francophones. Il n’y a pas que le français de France. Je trouve merveilleux de lire deux auteurs d’origines différentes qui s’expriment dans une même langue. Je suppose que c’est la même chose pour la langue anglaise?: un Anglais, un Pakistanais, ou un Écossais, c’est tout à fait normal qu’ils n’écrivent pas de la même façon, et je trouve cela formidable. Il y a ce qu’on appelle le génie du lieu qui est aussi le génie de la langue.

Comment une personne ayant votre sensibilité peut-elle avouer n’avoir pas su s’y prendre avec les poètes??

C’est très compliqué d’interviewer des poètes. Les poètes sont les gens les plus compliqués du monde. Ce sont des gens très individualistes, frileux, qui, en général, n’aiment pas parler en public. Ils sont repliés sur eux-mêmes et préfèrent jouer avec les mots dans leur intimité. Tout d’un coup, ils se retrouvent devant les caméras, sous les spots de la télévision. Ils sont agressés par les lumières. Ils ne sont plus dans leur élément. Il y a eu cependant un poète qui a été extraordinaire, un Québécois, Gaston Miron, poète de la révolte. Contrairement aux poètes français un peu maniérés ou éteints, il avait pris la parole et avait dit ses poèmes avec une force extraordinaire. Il a profité de l’occasion qui lui était donnée d’exprimer ce qu’il avait dans le cœur.

Vous dites avoir envie de redresser la tête – toujours penchée sur les livres. Vous éprouvez même «?une furieuse envie de flâner, de perdre votre temps?». Avez-vous pu faire ce que vous aimez??

Oui, et notamment flâner. Rêver, flâner. Autrefois je ne pouvais le faire que très peu. J’ai beaucoup voyagé dans des pays que je ne connaissais pas. J’ai vu des opéras, des concerts… Sauf que je suis à l’Académie Goncourt et cette responsabilité exige beaucoup de temps parce qu’il faut beaucoup lire et beaucoup voyager. Cela dit, je suis très heureux d’être au sein de cette académie. Aujourd’hui, je vis agréablement.



 
 
© Michel Sayegh
 
BIBLIOGRAPHIE
Dictionnaire amoureux du vin de , Plon 2006, 476 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166