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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Au sein de la littérature libanaise, Hanan el-Cheikh fait figure de pionnière. Originaire du Liban-Sud, auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre, elle a acquis, avec Histoire de Zahra, une notoriété qui dépasse largement les frontières du monde arabe. Rencontre à Londres, où elle vit depuis trente ans.

Par Georgia MAKHLOUF
2008 - 04

Vous avez quitté le Liban depuis longtemps, et pourtant, quel que soit le sujet de vos livres, le Liban y est toujours présent, sous des formes différentes. Comment vivez-vous ce rapport avec le Liban dans votre écriture??

Depuis mon deuxième livre publié en 1975 (Le Cheval du diable, non traduit en français), le Liban n’a jamais cessé d’être au cœur de mon travail. J’y abordais la vie de mes grands-parents, la question des traditions y compris les traditions religieuses. Il me semblait déjà que parler de moi et parler du Liban était une seule et même chose. Puis la guerre est arrivée et m’a inspiré Histoire de Zahra. Je me suis sentie d’emblée très fortement concernée par ce qui se passait et la fiction m’a donné les moyens d’en parler. Le niveau personnel rejoignait donc le niveau universel, tous deux étaient étroitement liés. Puis la vie m’a emmenée vers l’Arabie saoudite et j’y ai écrit Femmes de sable et de myrrhe. On aurait pu croire que je m’éloignais du Liban, mais ce n’était pas le cas car, à travers le personnage de Soha, je traitais de questions autour de l’identité et de la culture libanaises. Même le personnage de la mère de Tamr, une Turque déracinée alors qu’elle était très jeune pour être mariée à un Saoudien, était une façon détournée de parler de ma propre mère. Par la suite, j’ai souhaité aborder un autre sujet que le Liban, mais l’écriture m’y a ramenée à mon insu avec Poste restante, Beyrouth. J’étais, à cette époque, dans la peur de l’oubli. Je ne voulais pas que Beyrouth meure une deuxième fois, qu’elle soit chassée des mémoires. Et, en même temps, je souhaitais corriger l’image qu’en donnaient les médias occidentaux, une image exclusivement centrée sur la violence et le terrorisme. C’est tout cela qui a produit ce texte profondément nostalgique, chargé d’émotions, de lamentations et... de musiques. C’était un portrait de Beyrouth, le Beyrouth d’avant, le Beyrouth brisé par la guerre. Ce n’était donc pas Asmahan qui en était le personnage principal, mais bien la ville elle-même.

Peut-on dire que l’écriture vous a permis de continuer à vivre au Liban bien que, géographiquement, vous en étiez très loin??

Oui, c’est exactement cela. J’ai même parfois eu l’impression que j’y vivais davantage que ceux qui étaient restés. Je veux dire par là que ceux qui subissaient les difficultés et parfois les horreurs de la guerre avaient besoin de fuir mentalement, de s’évader. Par ailleurs, celui qui se trouve dans une forêt n’en voit qu’une toute petite partie, tout au plus quelques arbres?; alors que celui qui se trouve à distance en a une vision plus complète. Par l’écriture donc, je vivais le Liban. Je ne me souvenais pas, ce n’était pas dans le souvenir que le Liban était présent. Non, j’y vivais réellement. Peut-on dire pour autant que j’en ai donné une vision juste dans mes écrits?? Je ne sais pas. Mais ce travail était essentiel pour moi. Et il m’a permis de passer à autre chose, d’explorer d’autres univers.


Vous voulez sans doute parler des textes que vous avez écrits pour le théâtre, et qui ont été mis en scène à Londres??

C’est en effet le moment où j’ai écrit deux textes pour la scène londonienne?: Un sombre thé d’après-midi et Un mari de papier. Dans le premier, deux femmes libanaises prennent ensemble le thé et échangent leurs souvenirs. Elles évoquent le destin brisé des familles libanaises, la dispersion de leurs membres, jetés sur les routes en raison de la guerre. Le deuxième texte aborde la question de l’émigration. Tous ses personnages sont des émigrés qui tentent de se reconstruire une vie après la fracture de l’exil. En réalité, à partir de ce moment-là, l’émigration est devenue la question centrale de mon œuvre et Londres, mon amour  en est une belle illustration. J’ai également écrit une longue nouvelle (120 pages) qui a été mal comprise au Liban?: Deux femmes sur le rivage  (non traduit). Elle raconte vingt-quatre heures de la vie de deux femmes. Toutes deux sont libanaises, toutes deux vivent à l’étranger et y ont réussi de brillantes carrières, toutes deux sont célibataires. Et bien que l’une soit chrétienne et l’autre musulmane, elles ont été confrontées dans leurs familles respectives à des problèmes analogues. Elles se rencontrent au Liban à la faveur d’un colloque et se découvrent une profonde proximité. Ce texte a été perçu comme s’adressant à un public occidental, comme formaté pour lui plaire. Et j’en ai été blessée, car pour moi, ce texte était une belle réussite à la fois par sa construction et par son écriture.

Londonienne d'adoption, vos textes sont traduits en anglais et dans nombre d’autres langues, vous avez donc aujourd’hui un double public?: le public libanais et arabe d’une part, le public anglais et occidental de l’autre. Pour qui écrivez-vous?? Y a t-il des textes qui s’adressent davantage à l’un des deux publics?? Pouvez-vous écrire pour les deux simultanément??

Mes essais et mes pièces de théâtre sont des travaux de commande et ils s’adressent donc au public anglais et occidental. Sans doute aussi aux Arabes vivant à l’étranger. Récemment par exemple, Eve Ensler (qui s’est fait connaître par  Les monologues du vagin) m’a commandé un monologue pour la Journée de la femme. Néanmoins, commande ou pas, j’écris en arabe et je m’adresse donc forcément aux Arabes. À travers la langue, je maintiens un lien qui me rattache puissamment et indéfectiblement au monde arabe. Au point qu’il me paraît juste de dire que, plus qu’un pays, j’habite avant tout une langue. Pourtant, bien que j’écrive en arabe, des critiques ont estimé que mes livres ont un apport qui enrichit la littérature anglaise et y ajoute une saveur particulière. Au même titre que les écrits d’auteurs d’origine étrangère tels que Hanif Kureishi, Monica Ali ou Kazuo Ishiguro. Cela dit, force est de constater que certains livres ont davantage de succès auprès d’une partie de mon public qu’auprès de l’autre. Londres, mon amour a beaucoup plu aux lecteurs anglais, alors que le livre sur ma mère (C’est une longue histoire, non traduit) a eu un grand retentissement auprès du public libanais et arabe.

Parlons en effet du livre que vous consacrez à votre mère et qui occupe, me semble t-il, une place à part dans votre œuvre. Il se distingue clairement de vos autres livres et il constitue une rupture par rapport à ce qui était devenu votre thématique privilégiée, celle de l’émigration. Comment en êtes-vous venue à écrire ce texte à ce moment-là de votre parcours??

Ma mère m’avait à plusieurs reprises demandé d’écrire son histoire. Plus elle prenait de l’âge, plus elle était tourmentée par la culpabilité, celle de nous avoir abandonnées ma sœur et moi alors que nous avions respectivement dix et six ans. Elle avait besoin de s’expliquer et d’être pardonnée. À cette époque, je m’étais beaucoup rapprochée d’elle, et jamais je ne lui faisais sentir que je lui en voulais, que j’étais en colère ou amère. Néanmoins, je ne ressentais pas le besoin de l’entendre raconter son histoire. Il me semblait que je savais ce qu’il y avait à savoir là-dessus et que les histoires des autres m’intéressaient davantage. Elle, pourtant, reconnaissait des fragments de sa propre vie dans plusieurs de mes livres, des aspects de son propre caractère sous les traits de mes personnages. Et elle estimait que je ne lui rendais pas justice, que j’utilisais son histoire sans lui donner la possibilité de dire son point de vue. Ma mère était analphabète, mais elle connaissait tous mes livres en détail. Elle avait demandé qu’on lui en fasse lecture. Et puis un jour, de guerre lasse, elle m’a menacée de charger quelqu’un d’autre, que j’estimais sans talent aucun, d’écrire son histoire. Je me suis alors décidée.

Comment s’est déroulé le processus d’écriture?? Le texte est si riche de détails, si précis. J’imagine que vous avez enregistré des heures entières d’entretiens...

Nous avions en effet de longs entretiens. Je l’écoutais attentivement, prenais quelques notes, mais je n’enregistrais rien. Il lui arrivait de se souvenir de nouveaux éléments et de me téléphoner en pleine nuit pour me les raconter. Il lui arrivait aussi de regretter de m’avoir dit certaines choses, celles par exemple qui dépeignaient avec une certaine crudité la pauvreté dans laquelle elle avait grandi. Pour la rassurer, j’ai rédigé ces chapitres-là très rapidement et je lui en ai fait la lecture au téléphone. Elle les a trouvés très beaux et elle a accepté qu’ils soient publiés. Dans ce projet qui était le sien, elle était portée par la volonté de transmettre un message essentiel à ses yeux?: l’absolue nécessité de l’éducation des filles. Mais ce qui a été pour moi tout à fait incroyable dans cette aventure, c’était de découvrir que ma mère était, à proprement parler, un écrivain. La façon dont elle s’exprimait était surprenante, avec un sens aigu de la formule, un souci permanent du détail juste, une mémoire des sensations tout à fait remarquable et qui donnait de la chair à son récit. Ma mère était écrivain, mais elle était analphabète. Il fallait donc que quelqu’un prenne la plume pour elle, et c’est ce que j’ai fait. Puis ma mère est tombée malade alors que j’avais commencé à rédiger le livre. Je ne pouvais plus continuer et j’ai interrompu l’écriture pendant un très long moment. Je n’y suis revenue que deux ans après son décès.

Pourquoi ce texte n’a t-il pas encore été traduit?? Y a t-il des raisons particulières à cela??

Oui, en effet. Mon éditeur anglais voulait que je le réécrive. Il était surpris par ce texte duquel, disait-il, j’étais absente. On n’y entendait pas ma voix. L’unique point de vue était celui de ma mère. Or, pensait-il, il fallait que je m’introduise dans le texte, et que j’y dise ma blessure, ma colère, l’amertume que je ne pouvais manquer d’éprouver et que j’avais, de son point de vue, censurées. J’ai longuement réfléchi et j’ai même fait quelques tentatives pour aller dans son sens. Mais j’ai fini par m’apercevoir que ce texte était comme il devait être?: une histoire qui appartenait à ma mère et qui était racontée comme elle l’aurait fait elle-même si elle avait pu écrire. Ce texte devait faire entendre sa voix, car c’est exactement cela qu’elle voulait. Le bateau, c’était elle, je n’étais moi-même que le vent. J’ai donc simplement accepté de rédiger une introduction expliquant la genèse de ce livre, et un épilogue. Il va donc paraître bientôt en anglais, et je pense que la traduction française suivra. Avec ce livre, on a un bon exemple des différences de perception entre le public occidental et arabe. Ce livre qui a profondément bouleversé les lecteurs arabes par la force du témoignage de ma mère a été reçu avec perplexité par mon éditeur qui s’intéressait en priorité à ce que pouvait être mon ressentiment à l’égard de ma mère, à la crise de notre relation dont il souhaitait que je fasse le thème central du livre.

On imagine sans peine que ce long processus a été difficile à vivre pour vous.

Disons que j’ai connu des moments de déprime. J’ai eu entre les mains des lettres qui avaient été écrites à ma mère, des journaux intimes rédigés par des personnes de son entourage, ceux de son amant par exemple. Certains passages me concernaient, directement ou en creux. Tout cela n’était pas toujours simple à vivre. Et puis la vie de ma mère, c’est aussi une tranche de la vie d’un Liban aujourd’hui disparu à jamais, fracassé, en lambeaux. Mais avec ce livre, je crois que j’ai définitivement tourné une page...

...Pour revenir sans doute vers les questions liées à l’émigration que vous n’avez pas fini d’explorer. L’émigration est-elle pour vous une tragédie ou une occasion de liberté et d’épanouissement??

Je pense que l’émigration est, dans la majorité des cas, une tragédie. Et elle va le devenir de plus en plus. Car dans la plupart des pays du tiers-monde, les rangs des candidats à l’émigration ne cessent de grossir et ce, en grande partie, en raison de l’échec des régimes en place. L’image qui me vient est celle d’un navire dans lequel s’entassent ces fugitifs, forcés au départ par les politiques qui les gouvernent. Une fois en pleine mer, les portes du navire s’ouvrent?: certains parviennent à rejoindre la terre ferme, mais beaucoup se noient. L’émigration est un miroir aux alouettes, et une fois partis, beaucoup d’émigrés se retrouvent piégés dans des conditions de vie épouvantables?; ils sont comme en détention. Il y a certes quelques réussites, mais il y a surtout beaucoup d’échecs. Je n’ai pas fini d’écrire là-dessus.

Quels sont vos projets d’écriture actuels??

J’ai deux chantiers en cours, dont l’un est un roman que je ne souhaite pas dévoiler pour le moment, et l’autre une pièce de théâtre. Elle a pour thème une Palestinienne dont la maison a été coupée en deux par le mur. Je l’écris sous la forme d’une comédie, mais il s’agit bien sûr de dénoncer la tragédie du peuple palestinien. Je voudrais qu’elle soit jouée à Londres, mais aussi partout en Europe et dans le monde. Il y a trop de silence autour du drame palestinien.

 
 
D.R.
« Ma mère était écrivain, mais elle était analphabète. Il fallait donc que quelqu’un prenne la plume pour elle, et c’est ce que j’ai fait. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166