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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Sylvie Germain : rendre compte de l’inaperçu du monde
Philosophe et romancière, lauréate du prix Femina en 1989 pour Jours de colère et du prix Goncourt des lycéens pour Magnus en 2005, Sylvie Germain vient de publier L’Inaperçu. Elle nous parle ici  de ses thèmes de prédilection, de son itinéraire et de l’importance du doute pour mieux croire, créer et aimer.

Par Georgia MAKHLOUF
2008 - 09

Née en 1954 à Châteauroux, Sylvie Germain a suivi des études de philosophie en Sorbonne avec Emmanuel Levinas qui exercera une influence durable sur sa pensée. Après son doctorat et quelques années au ministère de la Culture, elle passe sept ans à Prague en tant que documentaliste et enseignante. Elle vit aujourd’hui à Angoulême. C’est Roger Grenier qui lui met le pied à l’étrier en éditant chez Gallimard en 1985 son Livre des nuits qui bouleversera les lecteurs et lui assurera d’emblée une communauté de fidèles inconditionnels. Suivront de nombreux romans, dont Jours de colère, L’Enfant méduse, Immensités ou Magnus. Mais Sylvie Germain s’est également intéressée très tôt à la mystique chrétienne et a régulièrement publié, parallèlement à son œuvre romanesque, des essais sur la spiritualité et l’art. Son œuvre est traduite dans une vingtaine de langues et fait l’objet de thèses et de colloques universitaires. « Écrire, dit-elle dans Magnus, c’est descendre dans la fosse du souffleur pour apprendre à écouter la langue respirer là où elle se tait, entre les mots, autour des mots, parfois au cœur des mots. » C’est dans cette qualité de silence, dans cette posture d’extrême densité de la concentration que lui viennent des personnages, « à l’improviste et par effraction », qui vont durablement imposer leur présence et auxquels il faudra donner une vie textuelle. Dans son dernier livre  L’Inaperçu  (Albin Michel), son personnage est un drôle de Père Noël qui va durablement bouleverser le destin d’une famille. Roman qui questionne les origines et la construction de soi, qui croise les drames de l’histoire et les tragédies individuelles, L’Inaperçu est un texte d’une grande beauté qui, au-delà de la noirceur des événements traversés, s’achève sur une percée, un apaisement, une illumination.
 
Pourquoi ce titre, L’Inaperçu ? Renvoie t-il au personnage principal, Pierre, ou plus globalement au fait que tant de choses dans nos vies nous restent inaperçues, incomprises ?

J’avais tout d’abord envisagé un autre titre : Arborescence. Mais il n’a pas convaincu autour de moi. On l’a trouvé trop poétique, ou au contraire, certains déploraient le fait qu’il pouvait renvoyer au vocabulaire informatique. Il ne faisait pas l’unanimité. Pour moi, je trouvais qu’il était en adéquation avec ce que je souhaitais raconter, à savoir l’histoire d’une famille, avec son arbre généalogique qui n’est jamais quelque chose de lisse, de droit, mais au contraire souvent tortueux, rhizomatique. Mais j’y ai renoncé. Le titre retenu fait référence à la démarche d’un peintre auquel je suis très sensible, Rothko. Son travail est une fenêtre ouverte sur le monde, sur l’inexploré du monde, sur un « inaperçu » qu’il s’est appliqué à rendre discernable, sensible. Dans mon roman, il s’agit de l’inaperçu de drames, de destins qui passent et aussitôt s’effacent sans laisser de traces, engloutis par les guerres, les révolutions, l’obscur du monde, l’indifférence. Je crois que le travail de tout artiste consiste en cela : rendre perceptible, sensible, ce qui est dans le monde, ce que les autres et soi-même recelons, mais qui reste inaperçu faute d’attention, de sensibilité, et aussi par peur, par honte. Ce terme a également beaucoup de sens dans une pensée religieuse. Mais ça, je ne m’en suis aperçue que par la suite. La trace du divin en l’homme reste souvent inaperçue, quand elle n’est pas niée, refusée. Ce qui souligne à quel point il y a proximité entre travail artistique ou intellectuel et travail spirituel.

Votre livre a en effet pour sujet l’histoire d’une famille. Or une question revient souvent sous votre plume : « Où et quand commence une famille ? » Avez-vous une réponse à cette interrogation ?

Je n’en sais rien vraiment, car c’est si différent pour chaque famille – selon l’histoire de chacun, son enracinement accepté ou pas, ses origines généalogiques établies ou non, dont il arrive que l’on soit fier parce qu’elles sont honorables, ou dont au contraire on a honte. Parfois encore cette mémoire est floue. Mais quoi qu’il en soit, la mémoire des générations passées influe sur la vie présente des familles. La dimension biologique n’est évidemment pas suffisante pour définir ce qu’est une famille. Cela me fait penser à une phrase du Christ dans les Évangiles, déclarant à ceux qui lui annoncent que sa mère et ses frères sont là, dehors, et le demandent, alors qu’il est en train de parler à une foule : « Qui est ma mère ? Qui sont mes frères ? Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux m’est un frère et une sœur et une mère. » Il instaure ainsi une nouvelle idée de la fraternité, il fait voler en éclats les définitions traditionnelles, biologiques, claniques, il ouvre la famille sur un espace beaucoup plus vaste, vivace.

Vous en avez parlé d’emblée en évoquant le premier titre envisagé pour votre livre, vous y êtes revenue en parlant d’arbres généalogiques, vous incluez en ouverture de vos chapitres des citations qui parlent d’arbres, vous créez le beau personnage de Marie à qui on demande ce qu’elle veut faire plus tard et qui répond qu’elle veut devenir un arbre. Pourquoi cette récurrence du thème de l’arbre ?

J’ai une grande passion pour les arbres. J’aurais voulu moi-même devenir un arbre en grandissant, mais un arbre qui marche ! Et vous avez de la chance d’avoir, sur le drapeau de votre pays, un arbre. Je n’aime pas les drapeaux, mais celui du Liban est très beau grâce à la présence du cèdre. L’arbre, ce sont des racines, mais c’est surtout cette belle figure de la croissance. Et des excroissances. Le dépérissement d’une branche ou d’un arbre entier peut être compensé par la naissance d’un autre arbre, par le biais de rejets, de rhizomes. L’arbre, c’est aussi la graine, la sève, la fleur et le fruit, et le bois – du berceau au cercueil en passant par la maison, la table, la toiture…C’est extraordinaire tout ce que les arbres nous donnent, tout ce qu’ils nous permettent de faire, bâtir, de voguer, se chauffer... Peut-être mon prénom me prédestinait-il à aimer les arbres de la sorte ?

Vous avez fait référence à Rothko et vous le citez dans votre livre lorsqu’il dit : « Les tableaux doivent être miraculeux. À l’instant où l’un est achevé, l’intimité entre la création et le créateur est finie. » Vous dites vous-même que vous ne relisez jamais vos livres.

C’est vrai. Quelle que soit la valeur d’une œuvre, à l’instant où un travail artistique est fini, tout ce qu’on a voulu y déposer, conscient ou inconscient, est là. Mais on n’y est plus. On doit se retirer pour être disponible à autre chose. L’œuvre doit rester libre, ouverte. Un auteur doit évidemment répondre de son travail, le porter, le défendre si besoin est. Mais non l’occuper complètement. Certains créateurs veulent contrôler toutes les interprétations de leurs œuvres, tout maîtriser. Ce faisant, ils les étouffent. Il existe un très beau texte dans la mystique juive qui raconte de quelle façon, une fois la Création mise en place, Dieu se retire pour qu’une histoire advienne dans le monde, que la liberté des hommes s’y déploie. De la même façon dans une famille, si les parents ne savent pas se retirer pour laisser les enfants faire l’exercice de leur liberté, quels que soient les risques encourus, ils les empêchent de se construire.

Ce que vous dites fait écho à un beau texte de Blanchot reprenant le mythe d’Orphée et Eurydice, et dans lequel il dit qu’il ne faut pas se retourner sur une œuvre sous peine de la tuer.

En effet, la nostalgie ou la complaisance nous font parfois nous retourner. Il existe là encore un beau texte biblique à ce sujet. La femme de Loth se retourne sur la ville qui brûle et elle est pétrifiée. Elle n’accepte pas la perte, la mise à distance. Orphée lui aussi se retourne trop tôt. Il cède à l’angoisse, à l’impatience, il ne fait pas confiance à la parole qui lui a été donnée.

Un autre parallèle est intéressant à établir entre votre démarche et celle de Rothko. À une admiratrice sensible à la force contemplative exprimée dans ses peintures et qui pensait qu’il devait être « mystique », Rothko avait répondu : « Pas un mystique. Un prophète peut-être ; mais je ne prophétise pas les catastrophes à venir. Je me contente de peindre celles qui sont déjà là. » Peut-on dire qu’à travers votre œuvre et cette façon qui est la vôtre de revenir sans cesse sur des événements historiques violents et douloureux, vous cherchez également à être un prophète du présent ?

Cette phrase de Rothko a beaucoup de sens pour moi et peut-être est-ce que je lui prête un sens qui déborde celui auquel il pensait. Mais je m’en sens très proche. Soyons néanmoins vigilants avec le terme « mystique » utilisé à tort et à travers. Une erreur d’appréciation conduit souvent à y voir quelqu’un qui est coupé de la réalité. Or les mystiques ne sont pas coupés du réel, loin de là. Ils sont bien au contraire enracinés dans le réel, et c’est ce qui leur permet finalement de tendre vers le ciel. Comme les arbres somme toute. Et voilà que nous y revenons. Mais c’est justifié : dans les iconographies juive et chrétienne, il existe des représentations de mystiques sous la forme d’arbres inversés, branches vers le bas, racines projetées vers le ciel.

Et vous faites néanmoins un travail sur ces « catastrophes du présent » ...

Oui, en effet. Cela dit, il y a méprise, le plus souvent, sur ce que sont les prophètes et quel est leur rôle. Les prophètes ne sont pas des devins lisant dans l’avenir, ni des imprécateurs obstinés, ils disent juste ce qui risque d’arriver si on ne change pas de comportement. Ils ont un amour – très contrarié ! – pour leur peuple, un souci des autres, une connaissance profonde des mécanismes qui régissent les événements du monde, et ils disent : attention ! Ils nous mettent en garde.

On peut noter dans votre œuvre en général, et également dans ce livre, la mise en scène récurrente de personnages vivant en marge de la société. Et parallèlement, l’importance du thème de l’effacement, de la disparition progressive des êtres, des choses, de la mémoire.

Ces destins inaboutis, ces vies naufragées retiennent davantage mon attention que d’autres thèmes, que d’autres existences plus remarquables, plus aisées, voire glorieuses. Question d’intérêt et d’affinités. Le thème de l’effacement prend de plus en plus d’importance, c’est vrai. Et finalement ce titre, L’Inaperçu, y fait aussi référence.

À plusieurs reprises durant cet entretien vous avez cité des textes religieux. Et votre œuvre est souvent parcourue par la question du religieux et de la spiritualité. À quoi cela tient-il ?


Je suis issue d’une famille catholique, mais l’enseignement religieux que j’ai reçu a été de faible qualité et peu structuré. À l’adolescence, j’ai été en crise et me suis posée beaucoup de questions, puis je me suis détournée de la pratique religieuse, comme cela arrive à beaucoup de personnes. Et j’y suis revenue. Mais toute ma vie, j’aurai été taraudée par ces questions. Je n’ai pas eu de révélation. Toute ma vie adulte, les choses se sont passées, et continuent à se passer, comme dans un phénomène de marée : il y a des moments où la mer est haute, des moments où elle est étale, d’autres où elle se retire, parfois très loin, très bas, et très longtemps. C’est donc un « ressassement » permanent de ces questions, pour reprendre un mot de Blanchot, dont il s’agit pour moi. Je n’écris pas « dessus », mais plutôt « autour », et en zigzags. Je lis les Évangiles, mais assortis de leurs racines, c’est-à-dire de l’Ancien Testament qui les éclaire. Et je regrette au passage que l’islam renie trop souvent ses racines juives.

Parlons à présent de votre rapport à l’écriture. Dans votre livre Les personnages, vous dites : « Il nous faut réapprendre à écrire » ; et « On doute de tout (...). Le doute entre en expansion, il finit même parfois par atteindre le langage (...). Toute écriture est soumise au doute. Un doute qui peut se faire démesuré, accablant ». Ces paroles traduisent-elles la réalité de votre rapport à l’écriture ?

Le grand danger pour tout artiste est de ne plus être dans le doute, de s’imaginer avoir acquis suffisamment de maîtrise et de ne plus se remettre en cause. Cette attitude est aussi grave dans le champ de la création que dans celui de la foi et de l’amour. Accepter les moments de doute et de questionnement est fondamental dans le couple, de même qu’est fondamentale la nécessité de la reconquête de l’autre. Il en va de même dans l’écriture. Je suis pour chaque nouveau travail dans le doute, et même parfois dans la panique. Je doute de moi, de ma capacité à écrire quelque chose de neuf, ou du moins de ma capacité à trouver une manière neuve de dire ; je doute de mon inspiration, de mon souffle, de ma parole. Et à nouveau je pense à l’une des phrases-clés de l’Évangile à mon sens. C’est cet homme qui vient vers Jésus pour qu’il sauve son serviteur malade qui va mourir. Il dit : « Seigneur j’ai foi. Viens en aide à mon peu de foi. » Phrase étonnante et paradoxale qui semble dire une chose et son contraire. C’est l’une des phrases les plus fortes concernant la foi humaine. On espère croire, on a besoin de soutien dans cette espérance de foi. On ne peut que dire : je crois que je crois.

 
 
© Tadeusz Kluba
« La trace du divin en l’homme reste souvent inaperçue, quand elle n’est pas niée, refusée »
 
2020-04 / NUMÉRO 166