FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Entretien
Jean Echenoz, sur les traces de Zatopek
Tout le monde connaît son nom, mais qui sait encore, aujourd’hui, quel grand sportif était Emil Zatopek ? C’est sur cette figure sportive méconnue que Jean Echenoz, prix Médicis 1983 pour Cherokee et Goncourt 1999 pour Je m’en vais, a jeté son dévolu dans Courir, un livre singulier à propos d'un être de chair et de sang, un héros, une victime.

Par Laurent BORDERIE
2008 - 12

Adolescent durant l’invasion allemande, le jeune Zatopek se met à courir parce qu’il n’a pas le choix. Et lorsqu’il prend le départ, il gagne toutes les courses de district, régionales, nationales puis internationales. Zatopek est connu de tous les amateurs pour son absence de style, son rythme saccadé, sa victoire toujours facile et modeste. Adulé par les sportifs des deux blocs (nous sommes au cœur de la guerre froide), il gagnera tout avant d’être réduit au silence, exilé dans une mine d’uranium puis transformé en éboueur par le régime communiste post-68. Il n’en demeurera pas moins un héros admiré, « ses camarades refusant qu’il ramasse lui-même les ordures, il se contente de courir à petites foulées derrière le camion, sous les encouragements comme avant ». C’est une merveilleuse odyssée profondément humaine que nous livre Echenoz, une aventure qu’il explore pour la première fois, un défi qu’il relève avec brio et talent. Pour preuve, il brasse une vie, celle d’un mythe, en 140 pages, et transforme son lecteur en spécialiste de la course et des relations internationales. Derrière Zatopek, un homme vibrant d’humanité apparaît, qui ne peut laisser indifférent.

Depuis Ravel, vous semblez vous dédier à l’écriture de biographies. Dans tous vos romans vous écriviez déjà la vie presque entière d’un personnage de fiction. Qu’est-ce qui vous a motivé dans le travail biographique ?

Lorsque j’ai écrit Ravel, je n’avais aucune intention d’écrire une biographie. J’avais en projet d’écrire un roman qui se situerait dans les années 30. Je n’avais jamais fait cela, j’écris toujours sur l’époque contemporaine, mais je voulais savoir si j’étais capable de faire du romanesque dans un autre temps. Pour cela, je devais faire intervenir des personnages fictifs et réels, cela me permettait de mieux ancrer mon récit dans l’époque. Alors j’ai pensé à Maurice Ravel, je connaissais son œuvre, sa maison aussi que j’avais visitée, j’ai décidé de me documenter. Je n’avais pas l’intention d’écrire une biographie. J’ai voulu raconter dix années de sa vie et travailler sur ce personnage réel comme s’il s’agissait d’un personnage de fiction, je me suis prêté au jeu.

Pourquoi Emil Zatopek ?

Une fois le travail achevé, j’ai voulu travailler sur un univers différent et Zatopek s’est imposé. Ce personnage dont l’on ne sait pas grand-chose au final appartient à l’inconscient collectif. Son nom est familier à plusieurs générations, à mon père comme à mon fils, il évoque l’idée du coureur imbattable. Pourtant on ne sait rien de lui, il porte un nom emblématique devenu commun et l’on ne connaît même pas sa nationalité. J’ai commencé à chercher des choses sur lui, et je me suis rendu compte qu’au-delà du champion de course, il est aussi une personnalité singulière dans une période violentée

Vous vous êtes plongé dans les minutes du journal L’Équipe, vous avez scruté son ascension.

Passé ce premier stade de recherche très simple, je me suis rendu compte que rien n’existait sur lui, que je ne disposais d’aucun livre, alors j’ai compulsé les archives sportives et j’ai lu tous les numéros du journal L’Équipe depuis les premiers entrefilets, les brèves à partir 1947 jusqu’à ses derniers exploits en 1957 en passant par ses heures de gloire où il occupait la une du quotidien. Au total cela représente tout de même 3 000 journaux ! Au début, je notais que son nom était mal orthographié. Tout cela m’a permis de posséder une excellente source d’information qui m’a permis d’écrire.

Est-ce une biographie ou un roman ?

Où est la frontière entre le roman et la biographie ? C’est une vie qui est le fruit d’un traitement d’éléments biographiques sous un angle qui est le mien. C’est toute la liberté du romancier. Je ne revendique pas le statut de biographe qui est proche de l’historien. J’ai essayé d’approcher le travail des grands classiques comme Les vies imaginaires de Marcel Schwob ou Les vies brèves de John Aubrey qui, en quelques pages, peuvent dresser le portrait d’une vie d’homme ou de femme. Je possédais beaucoup de documentation, mais je voulais intervenir comme romancier, construire ce qui n’était pas donné. Où est la ligne de crête que l’on peut suivre entre la réalité et le roman ? Je ne voulais pas que l’une prenne le pas sur l’autre, j’ai inventé des choses qui peuvent être vraies.

Zatopek, vous ne lâchez le nom d’Emil qu’à la moitié de votre roman, est « un drôle de nom qui se met à claquer universellement en trois syllabes… On fait ZZZ et ça va tout de suite vite comme si cette consonne était un starter ».

C’est compliqué, vous savez, de construire une détermination du nom. Pour moi, Zatopek évoque un nom de moteur, on l’entend comme ça parce que l’on sait confusément qui il est. Le nom peut installer un physique, pour moi c’est toujours un indicateur du personnage. Les noms ont une masse volumique spécifique, celle de « Zatopek » est suffisamment lourde, on peut le traiter sous l’anonymat de son prénom, un prénom que j’ai d’ailleurs francisé, j’ai volontairement transformé Emil en Émile, dans l’optique aussi de construire un personnage qui n’est pas totalement le vrai. Cela m’a permis d’établir une véritable distance avec lui et ainsi de construire plus facilement mon personnage, de pouvoir prendre du recul, de donner une nature plus romanesque à Emil.

Zatopek est un naïf, il a commencé à courir par obligation, pour rentrer rapidement chez lui le soir en sortant de son atelier puis dans les courses organisées par l’entreprise Bata et enfin contre les Allemands durant l’occupation. Plus tard, il est objet de propagande du régime communiste.

C’était un homme d’une exceptionnelle bonté. Tous les articles l’évoquent comme un personnage ouvert, généreux, désarmant de gentillesse. Comme beaucoup d’habitants des pays d’Europe centrale, il pouvait communiquer dans plusieurs langues sans avoir fait d’études, il avait ce don de communication spontanée. Il aime gagner les courses, mais lorsqu’il perdait il se disait « ça ne peut pas durer ». Parce que sa vie repose sur la course, il s’est laissé instrumentalisé par l’usine, par l’armée lors de son service militaire, par le pouvoir en place. Cela ne semble pas très important pour lui, il court, c’est suffisant. Il a passé sa vie à courir sous la pression d’une succession de dictatures et si l’on peut penser que l’exercice de la course lui vole sa vie, on constate aussi que seule la course la remplit. J’ai rencontré un journaliste qui m’a dit que même lorsqu’il était assis à table, ses jambes étaient en mouvement, il continuait sa course. Mais la propagande est là qui le transforme en héros national et communiste plus qu’en coureur. Zatopek avait développé un véritable amour pour la souffrance induite par l’effort physique, il faut voir les images de ses courses et son visage déformé. Le régime sportif auquel il se soumet volontairement est inhumain, il a inventé un vrai programme d’entraînement, il a réussi à dépasser la souffrance.

Il faut aimer le sport pour décrire avec un tel trait les courses mythiques de Zatopek. Comment êtes-vous entré dans sa tête ?

J’ai couru dans mes années lycée, cela me plaisait et me procurait une véritable exaltation, mais j’ai arrêté. Je me suis aussi inspiré, sans pour autant l’imiter, du style des journalistes sportifs de l’époque qui possédaient un formidable lyrisme pour décrire les courses. Ils devaient reproduire l’image que les amateurs de l’époque ne possédaient pas aussi facilement qu’aujourd’hui !

Alors qu’il connaît les honneurs, Zatopek est puni pour s’être un peu associé au printemps de Prague, il est exilé dans une mine d’uranium et finit sa carrière professionnelle comme éboueur. Votre roman s’inscrit dans l’histoire politique du siècle.

Comment faire l’économie du monde tel qu’il fonctionne et de l’histoire ? Cela m’a finalement intéressé, je me suis demandé ce que je pouvais faire avec tout cela. J’écris toujours contre mes livres précédents et dans l’écriture de celui-là, je me suis rendu compte que j’avais la possibilité qui n’était pas simple de dessiner un vrai décor historique et politique qui s’étendait de la Seconde Guerre mondiale au printemps de Prague. J’ai d’abord choisi de ne pas utiliser la moindre date, de ne jamais donner un seul temps de chronomètre, mais c’est vrai, Emil est un homme dans l’histoire, et même si ce n’était pas mon projet, comment faire autrement ? Il y a une innocence chez Zatopek, une douceur et une naïveté apparente qui sont de véritables contrepoints à ce qu’il traverse. Il était l’incarnation de l’homme socialiste, il lui a suffi de prononcer quelques mots pour que tout s’effondre : c’est la réalité de l’époque, elle est terrible et terriblement tchécoslovaque, avec une histoire très compliquée et tellement de dérision, d’ironie tout autour.

Après Ravel, Zatopek, avez-vous envie de travailler sur un nouveau modèle ?

Je ne sais pas, j’ai envie de travailler sur deux ou trois vies, mais je n’ai pas envie de raconter pour raconter. Les vies singulières m’intéressent et pas nécessairement celles des personnages célèbres : je pourrais travailler sur des vies de personnes inconnues que j’ai croisées. Au fond, la vie est un roman !


 
 
© Allard
 
BIBLIOGRAPHIE
Courir de Jean Echenoz, Minuit, 142 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166