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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Amin Maalouf : La culture comme réponse aux dérèglements du monde
Après Les identités meurtrières qui avait connu un franc succès, le nouvel essai d'Amin Maalouf se propose d’analyser les causes profondes des dérèglements du monde et de dessiner les voies d’une possible renaissance. Il y manifeste avec force sa capacité à bousculer les habitudes de pensée, sa clairvoyance, sa passion mais aussi sa colère. La colère des Justes.

Par Georgia MAKHLOUF
2009 - 03
Pourquoi avoir choisi comme titre Le dérèglement du monde ? Parler de « dérèglement » pourrait laisser penser qu’il fut un temps heureux où le monde était bien réglé. Or ce n’est pas, à l’évidence, ce que vous pensez.

Il y a bien aujourd’hui des dérèglements majeurs, ce qui ne signifie pas qu’il y a 20 ou 50 ans, tout allait pour le mieux. Prenons des exemples qui illustrent bien ma thèse principale. Si l’on pense à l’économie, on voit bien que quelque chose dérape complètement, qu’un système arrive à ses limites. Des institutions bancaires importantes que tout le monde croyait à l’abri sont prises dans la tempête. L’autre exemple évident est la question climatique où les dérèglements sont porteurs de conséquences graves pour la planète. Regardons aussi les rapports entre les groupes, entre les communautés dans le monde ; ils ont atteint un niveau de violence inégalé, comme c’est le cas en Irak entre sunnites et chiites. Les attentats-suicide dont de nombreux pays sont le théâtre, enfin, sont aussi des symptômes de ce dérèglement que je tente d’analyser.

Ce livre qui vient de paraître, vous le portez en vous depuis longtemps. En 2001 déjà, vous déclariez : « Dans tout ce que j’écris, j’ai l’impression de mener un combat, depuis toujours le même. Contre la discrimination, l’exclusion, l’obscurantisme, les identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations et aussi contre les perversités du monde moderne, contre les manipulations génétiques hasardeuses. Patiemment, je m’efforce de bâtir des passerelles, je m’attaque aux mythes et aux habitudes de pensée qui alimentent la haine. C’est le projet de toute une vie, qui se poursuit de livre en livre, et se poursuivra tant que je pourrai écrire. »

En effet, cette phrase est révélatrice de mon projet. J’ai écrit des romans et des livrets d’opéra dans lesquels mes convictions, si elles restent présentes, sont implicites et s’effacent derrière mes personnages. Mais Les identités meurtrières et Le dérèglement du monde correspondent à des moments de réflexion, des moments où je m’arrête et je dis : voilà ce que je crois, voilà pourquoi j’écris, voilà à quel monde j’aspire. J’explicite les idées qui sont les miennes depuis toujours et je les confronte aux réalités d’aujourd’hui.

Il y a donc pour vous deux mouvements d’écriture très différents, deux façons de mener un projet d’écriture vers son aboutissement ?

Oui, en effet. Même si beaucoup de choses sont véhiculées à travers mes textes d’imagination, un romancier doit résister à la tentation d’utiliser ses personnages comme porte-parole pour faire passer ses idées. Je dirais que c’est une attitude de sagesse de la part du romancier, que de s’effacer pour laisser les personnages vivre leur vie. Mais à certains moments, j’ai besoin d’expliciter, de dire les choses avec clarté et précision. Mes essais nécessitent un immense travail. Chaque phrase est le fruit de nombreuses réflexions et de multiples lectures. Pour ce dernier livre, j’ai dû lire cinq à six cents ouvrages couvrant toutes sortes de domaines : l’économie, le climat, l’histoire, la place de la culture dans le monde, etc. Ce travail exige un temps d’isolement très long et un lent mûrissement. C’est pourquoi je ne serais pas capable de faire un livre tel que celui-là tous les 2-3 ans. L’expression qui décrirait bien mon état d’esprit lorsque je prépare un essai  est : l’attention au monde. Elle m’est indispensable pour mener ce travail. Écrire un essai me redonne ma liberté de romancier. Lorsque je l’ai achevé, je n’ai plus la tentation de dire des choses, de véhiculer mes idées, et je peux alors rentrer à nouveau dans un univers romanesque.

Le Liban n’est pas au centre de votre livre. Mais j’y ai relevé une affirmation « politiquement incorrecte » et que vous assumez comme telle. Vous dites en effet que la période du mandat français ainsi que la dernière phase de la présence ottomane ont été bien moins néfastes que les divers régimes qui s’y sont succédé depuis l’indépendance. Voulez-vous revenir là-dessus ?

J’ai toujours eu une grande ambition pour le Liban et ma critique est à la mesure de cette ambition. Pour ce qui est des 80 ans qui s’écoulent entre la mutassarifiyya ottomane et l’indépendance, je dirais qu’ils constituent une période intéressante où des choses ont été mises en place. Il y eut certes des mutassarifs de qualité et d’autres qui étaient corrompus, mais ces années étaient comme un prélude à ce qui aurait dû devenir une période de consolidation et d’avancement. Pourtant si je fais le bilan de ce que nous avons réalisé depuis 1943, force est de constater que nous n’avons pas tenu nos promesses. Pour deux raisons essentiellement. La première, interne, a trait au confessionnalisme qui nous a empêchés de bâtir une vraie nation ; la seconde, externe, est en lien avec la situation régionale. L’environnement régional qui a prévalu très vite après l’indépendance a brouillé les cartes et n’a pas permis au Liban de réaliser ses ambitions. Je suis convaincu que le Liban devait être l’exemple de la coexistence dans la région et dans le monde. Il aurait dû se développer et progresser économiquement, intellectuellement et moralement autant que des pays tels que la Grèce, l’Espagne ou le Portugal.  Le confessionnalisme a des racines qui plongent certes dans l’époque ottomane et dans celle du mandat, aucun de ces deux régimes n’est innocent. Mais nous sommes devenus indépendants depuis 65 ans et nous aurions dû dépasser cette question. Les grandes figures de l’indépendance libanaise étaient convaincues de la nécessité de dépasser le confessionnalisme, ce système pernicieux où les individus n’ont pas de rapport direct avec le pays et l’État, où tout rapport se fait via les communautés. Ce système se nourrit de lui-même, si bien que la place des communautés est aujourd’hui encore plus importante qu’au moment de l’indépendance.

Parlons de l’Irak, qui occupe une place centrale dans votre livre.

L’Irak est en effet au cœur de mon livre à la fois pour des raisons personnelles et parce que ce qui s’y passe est révélateur des maux de notre époque. Sur le plan personnel, observer ce pays doté d’une grande richesse économique et humaine, potentiellement porteur d’immenses atouts pour le progrès de toute la région, l’observer sombrer dans une tyrannie sanguinaire puis, par la faute d’une administration américaine irresponsable et criminelle, dans le chaos communautaire, a été source d’une grande souffrance. J’ai été profondément choqué d’assister à la destruction délibérée et totalement injustifiable de ce pays. J’ai donc passé beaucoup de temps à lire et à analyser ce qui s’y passait, et tout cela m’a conforté dans ma conviction que les événements qui se déroulent en Irak sont révélateurs des maux de notre époque : la si difficile coexistence entre communautés ; les dysfonctionnements stratégiques dans le rapport entre les nations ; la responsabilité américaine dans les dérèglements du monde ; la crise profonde du monde arabo-musulman ; l’incapacité de l’Occident à gérer le monde d’aujourd’hui, tout cela est lisible dans la tragédie irakienne.

Sur le rôle de l’Occident, vous écrivez en effet que son drame est qu’il a constamment été partagé entre son désir de civiliser le monde et sa volonté de le dominer.

Ce sont là deux exigences inconciliables. Autrefois, on disait que l’on voulait « civiliser »  les peuples, aujourd’hui on dit que l’on veut leur « apporter la démocratie et les droits de l’homme ». Ces discours sont évidemment faux. L’Occident n’a jamais eu comme priorité la promotion de la démocratie, que ce soit en Amérique latine, dans le monde arabe ou en Asie. L’Occident est préoccupé par la protection de ses intérêts. On a donc un discours qui se réfère aux droits de l’homme et, sur le terrain, un comportement qui est exactement à l’inverse de ces valeurs. Il suffit d’observer ce qui s’est produit en Iran, en Irak ou en Indonésie ces cinquante dernières années pour s’en convaincre. L’Occident a donc perdu sa crédibilité en raison de son infidélité à ses propres valeurs.

Vous n’exonérez pas les peuples et leur leadership de leurs responsabilités. Parlant de Nasser, vous analysez les multiples causes de son échec, mais vous dites également qu’il était « sans grande culture historique ou morale ». Pensez-vous que cela ait pesé ?

Il n’y avait chez Nasser aucun souci réel de démocratie. Nasser avait du charisme et il jouissait d’un soutien massif et enthousiaste, à la fois en Égypte et dans le reste du monde arabe. Il aurait donc eu les moyens de mettre en place un système démocratique et d’emmener l’Égypte sur la voie d’un progrès certain. Il a préféré s’appuyer sur les « moukhabarat » pour tout contrôler. Il avait la culture du pouvoir et du contrôle par l’armée et non la culture des droits de l’homme. À l’inverse de Mandela qui a su ancrer son exercice du pouvoir dans le respect des personnes et des droits, y compris de ceux qui l’avaient si violemment combattu.

Vous avez également des paroles très justes et très dures et pour parler de la « double haine » des Arabes, haine du monde et haine de soi-même, qui explique largement les comportements suicidaires qui caractérisent notre début de siècle.

Les Arabes ont en effet le sentiment que tout ce qui constitue leur identité est détesté et méprisé par le reste du monde et, ce qui est encore plus grave, quelque chose en eux leur dit que cette détestation et ce mépris ne sont pas complètement injustifiés. Nous avons intériorisé l’idée que nous n’avons pas d’avenir, que notre civilisation est dépassée.

Quel est le remède à cet état de choses destructeur ?

Je ne sais pas, mais je fais le pari que si l’on remettait la langue et la culture à l’honneur, on commencerait à avancer sur cette question. Je ne veux pas parler d’une vague nostalgie à l’égard de notre passé et de références floues à notre histoire. Je veux parler de développer l’enseignement de la langue, de la littérature et de l’histoire, je veux parler d’encourager les productions dans les domaines scientifiques, intellectuels et artistiques, je veux parler de réinterroger notre culture et de se demander comment elle fait sens dans le monde d’aujourd’hui. Il faut rendre notre culture à nouveau vivante, et cela seul permettra de modifier en profondeur notre rapport à notre passé et à notre identité.

Vous vous référez en effet à maintes reprises au rôle central que devra jouer la culture dans la résolution des dérèglements du monde. Vous accordez même une place particulière à la littérature qui serait l’instrument par excellence d’une connaissance intime et profonde de l’Autre. Croyez-vous vraiment que la littérature puisse jouer ce rôle de rapprochement entre les peuples ?

Si nous tenons à préserver la paix civile dans nos pays, dans nos villes, dans nos quartiers comme sur l’ensemble de la planète, si nous souhaitons que la diversité humaine se traduise par une coexistence harmonieuse plutôt que par des tensions génératrices de violence, nous devons apprendre à connaître les autres avec subtilité, et ne plus nous contenter des deux ou trois stéréotypes et préjugés qui nous tiennent lieu de connaissance. Je suis persuadé que la littérature est un formidable vecteur de connaissance ;  lire un roman indonésien par exemple me permet réellement de mieux comprendre ce pays. Mais je ne parle pas de la seule littérature contemporaine. Il y a aussi dans chaque culture des textes littéraires classiques, des épopées anciennes. Le cinéma, la musique sont aussi des vecteurs de connaissance. On ne peut plus vivre à côté les uns des autres et se contenter de connaissances aussi superficielles et grossières. J’ai envie de dire que le mot d’ordre d’un monde qui se veut plus humain, moins violent, plus respectueux des différences serait : « Connaissez-vous les uns les autres ».  

Vous soulignez d’ailleurs que même en Europe, on assiste à une lente dégradation de la coexistence, et ce dans des pays qui avaient adopté des politiques  d’intégration très différentes. Comment en est-on arrivé là ?

L’atmosphère intellectuelle a changé dans le monde et les clivages partout deviennent identitaires. La mondialisation exerce une pression accrue sur toutes les identités et chacun a peur de disparaître, peur de perdre quelque chose de soi. On assiste donc à un raidissement généralisé, consécutif au sentiment d’être bafoué dans son identité. Et par ailleurs, gérer la diversité n’est pas une chose facile. On le voit bien au Liban. Nous avons tant de conflits, mais nous avons fort heureusement une tradition de la réconciliation. Nous savons rétablir les ponts parce que, après des siècles de coexistence, nous avons cette connaissance de l’autre, subtile et forte. Mais cette connaissance n’existe pas dans les autres pays. On a donc besoin, pour gérer la diversité, de remettre la culture au centre. Nous avons à choisir entre deux visions de l’avenir. Celle d’une humanité partagée en tribus planétaires qui se combattent et néanmoins se nourrissent de la même bouillie culturelle indifférenciée. Ou celle d’une humanité consciente de son destin commun, rassemblée autour des mêmes valeurs essentielles, mais continuant à développer les expressions culturelles les plus diverses, à favoriser l’épanouissement de toutes les langues.

Le constat que vous dressez dans votre livre est alarmant. Pensez-vous que le désastre soit inéluctable ? Ou peut-on encore espérer ?

Lorsque j’analyse l’évolution probable du monde avec lucidité, il me semble qu’un cataclysme est quasiment inéluctable. Mais lorsque j’analyse avec le cœur, je trouve des raisons d’espérer.






 
 
© Philippe Matsas / Opale
« Les Arabes ont le sentiment que tout ce qui constitue leur identité est détesté et méprisé par le reste du monde »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le dérèglement du monde de Amin Maalouf, Grasset, 312 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166