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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien



Par Ritta BADDOURA
2009 - 10

Le poète libanais Salah Stétié pénètre le cycle des «?grands vivants?» de la prestigieuse collection «?Bouquins?» des éditions Robert Laffont. L’une des plus grandes – et sans doute la plus cristalline – voix de la poésie et de la littérature francophone des dernières décennies rejoint celles du romancier français Jean d’Ormesson, de la romancière vietnamienne Duong Thu Huong et du prix Nobel de littérature V.S. Naipaul célébrées par la même collection.
Né à Beyrouth le 28 décembre 1929, Salah Stétié effectue à partir de 1947 des études de lettres et de droit et suit également l’enseignement de Gabriel Bounoure à l’École supérieure des lettres de Beyrouth, où il rencontre notamment Georges Schéhadé. En 1951, une bourse française lui permet de s’inscrire à la Sorbonne. Ainsi installé à Paris, il fait la connaissance de poètes et d’écrivains majeurs, tels Pierre Jean Jouve, André Pieyre de Mandiargues, Giuseppe Ungaretti, Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Michel Deguy. Aussi, il s’intéresse à la nouvelle peinture française de l’époque. Cette passion s’intensifie au fil des années et donne lieu à de nombreuses collaborations avec des peintres d’exception dont Zao Wou-Ki, Pierre Alechinsky et Antoni Tàpies.
De retour à Beyrouth en 1955, il enseigne à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), puis à l’École supérieure des lettres de Beyrouth, enfin à l’Université libanaise. Dans les années 1960, il entre dans la carrière diplomatique et occupe successivement divers postes?: conseiller culturel du Liban à Paris et en Europe occidentale, puis délégué permanent du Liban à l’Unesco. Il devient ambassadeur du Liban en Hollande, puis ambassadeur au Maroc. En 1987, il est nommé secrétaire général du ministère des Affaires étrangères du Liban, en pleine guerre civile, puis devient à nouveau ambassadeur du Liban en Hollande, de 1991 à 1992. En France, il a collaboré aux principales revues de création littéraire et poétique, dont La N.R.F., Le Mercure de France, Les Lettres nouvelles, Diogène… Auteur d’une œuvre prolifique couvrant plus de quarante ans de publications, Salah Stétié a signé la rencontre première et unique en langue française de trois domaines jusqu’alors distincts?: la tradition française (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), l’appréhension romantique (Goethe, Novalis, Hölderlin) et les mystiques musulmans (Hallâj, Roûmi, Ibn Arabî, principalement). À partir de sa position «?Judéo-christiano-musulmano-athée?», ainsi qu’il le formule lui-même, Stétié écrit au cœur de l’efficience de la poésie et arpente l’essentiel tout en témoignant des questions et problèmes de ce début de millénaire, où le dialogue entre les peuples et les cultures demeure un enjeu vital.
En 1955, Salah Stétié fonde L’Orient littéraire et culturel, supplément hebdomadaire du grand quotidien politique de langue française L’Orient, qu’il dirige jusqu’en 1961. Aujourd’hui, L’Orient Littéraire poursuit sa quête en territoires d’écriture et se pose au seuil de En un lieu de brûlure, ouvrage regroupant une sélection d’environ un quart de la totalité de l’œuvre de son fondateur Salah Stétié. Les mots sont lumineux et la douleur clairvoyante et généreuse, inventive et étonnante sur les pas du poète habité de brûlure, celle qui fait de lui le gardien de l’eau.

Salah Stétié, dites-nous quand et comment est né le projet monumental d’une telle œuvre??

Il y a deux ans environ. La collection Bouquins, qui regroupe dans ses centaines de volumes le patrimoine culturel et littéraire de l’humanité, en français certes, mais à partir de toutes les langues majeures de la planète, est une entreprise très sélective. En sorte que lorsque le directeur de cette collection, qui était à l’époque Daniel Rondeau, m’a proposé de figurer parmi les auteurs de Bouquins – à côté d’Homère, de Ronsard, de Cervantès, de Racine, de Hugo et de Mallarmé, pour ne citer que quelques noms parmi d’autres –, j’en ai été très ému, voire bouleversé. On se dit alors que l’œuvre existe, qu’on n’a pas écrit pour rien, et ce signe de reconnaissance est, pour l’écrivain, pour le poète, une sorte de refondation. Avant moi, dans cette même collection, avait paru, grâce aux efforts et à l’érudition d’Alexandre Najjar, l’œuvre complète de Gibran Khalil Gibran, retranscrite en langue française par un éventail de traducteurs. Deux auteurs libanais, dans une collection ouverte sur l’universel, ce n’est pas si mal que ça.

Quelles sont les personnes qui ont accompagné la maturation et la réalisation de cet ouvrage??

Je vous ai parlé de Daniel Rondeau. En cours de réalisation du projet, il a été nommé ambassadeur de France à Malte avec, en plus de sa charge, un certain nombre d’autres missions liées à la Méditerranée comme projet culturel euro-arabe. Rondeau est non seulement un écrivain remarquable, romancier et essayiste-voyageur, c’est aussi un grand ami du Liban où il vient régulièrement, soit à titre officiel, soit à titre privé. C’est par exemple lui qui a été chargé par son gouvernement d’organiser l’exposition «?Paris-Beyrouth?» qui aura lieu dans la capitale française en 2010 à l’Institut du monde arabe pour manifester les liens culturels si étroits existant entre nos deux cultures. Rondeau ayant abandonné la direction de Bouquins, c’est un autre grand intellectuel, Jean-Louis Barré, admirable biographe de Jacques et Raïssa Maritain et aussi de François Mauriac, qui reprendra la suite. Aidé d’une équipe extrêmement professionnelle dans tous les domaines, il a donc fait aboutir le projet, et le livre de 1200 pages que vous avez entre les mains contient sous le titre En un lieu de brûlure. Œuvres (avec le sens d’œuvres choisies) le résultat de tous les efforts convergents.

Votre ouvrage En un lieu de brûlure regroupe poèmes, essais, voyages, carnets d’aphorismes, fictions, ainsi que des essais inédits. Pourriez-vous nous présenter la raison d’être d’un tel bouquet??

Essentiellement, il s’agissait pour moi de faire une sélection particulièrement représentative de mon œuvre dans la variété de ses expressions?: poésie, essai, voyage, formulations aphoristiques, prises de positions littéraires et philosophiques, portraits d’écrivains, analyses concernant des auteurs majeurs?: Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Saint-John Perse, Pessoa, Jouve, et d’autres. Il est peut-être utile de signaler ici que je suis l’unique écrivain arabe qui ait choisi de dialoguer avec des écrivains d’une autre tradition que la sienne et de le faire en partant de sa tradition propre. La vraie convergence des cultures est ce qui m’intéresse le plus au monde. Les mythes, notamment les mythes issus de la Méditerranée, étant des lieux de synthèse complexe, je me penche aussi sur eux et je tente, à leur lumière, d’éclairer des orientations sociales et des comportements.
Ce «?bouquet?», comme vous dites, est donc constitué pour le meilleur et pour le pire (espérons pour le meilleur) de livres devenus rares, parfois introuvables et recherchés – mes cinq premiers recueils chez Gallimard, par exemple?; d’un livre de théorisation poétique qui a eu en son temps un impact considérable – Ur en poésie – et que je souhaitais réécrire, ce que j’ai fait?; de mon recueil d’essais sur la poésie libanaise arabe, paru lui aussi chez Gallimard, dans la fameuse collection «?Les Essais?», et où j’analysais, alors que celui-ci était encore vivant et écrivant, tous les aspects de l’œuvre poétique et dramatique de Georges Schéhadé ainsi que la nouvelle inventivité de la langue arabe, jaillie en grande partie de Beyrouth?; d’autres essais déterminants dans ma propre avancée, comme des récits de voyage (Le Voyage d’Alep, par exemple, qui est mon tout premier livre paru en 1954 au Mercure de France)?; des apophtegmes en forme d’éclairs dans la haute tradition méditerranéenne qui va d’Héraclite à René Char et à Cioran, dans laquelle je souhaitais inscrire mon propre dit (Michaux et Gracq m’ont assuré les aimer beaucoup)?; le seul roman que j’ai écrit, Lecture d’une femme, roman de roman en quelque sorte, utilisant certains procédés du récit pour faire avancer une histoire d’amour entre un homme et une femme qui reproduisent comme mythiquement les mots premiers et les gestes premiers du couple à travers la vie et la mort, la vie dans la mort, la mort dans la vie, sur fond de guerre, sans doute la guerre civile libanaise?; des explorations thématiques de l’imaginaire arabe et coranique?; et, pour finir, les textes totalement inédits que je laisse à mon lecteur le soin de découvrir?: 300 pages sur un total de 1?150 pages, avec notes, bibliographie détaillée et références.
La préface de l’ouvrage est de Pierre Brunel, célèbre critique et ancien vice-président de la Sorbonne, et les introductions des quatre grandes subdivisions du livre sont dues à Maxime del Fiol, qui vient de soutenir une thèse de doctorat sur la nature de l’ontologie dans l’œuvre de Lorand Gaspar et la mienne, et de me consacrer une fort intéressante monographie chez Kliensieck. Moi-même j’ai introduit En un lieu de brûlure par un long essai autobiographique.

Quelle expérience est celle qui consiste à revisiter des écrits qui ont marqué des moments différents de votre parcours??

D’abord, laissez-moi m’expliquer un peu sur le titre général de cette anthologie d’œuvres?: En un lieu de brûlure. La brûlure, c’est le feu?: c’est-à-dire l’éclat, mais c’est aussi la souffrance et la mort. Ce titre s’est imposé à moi, comme d’ailleurs ils le font tous, mes titres cherchant – en fonction du thème que l’ouvrage illustre et développe – à définir ce thème par son point de mystère. Tout de l’homme est mystérieux et le travail de l’écrivain consiste à éclairer ce mystère tout en le préservant. «?Que Dieu sacrifie son secret?», dit la formule islamique qui accompagne un personnage marqué d’un signe mystique. Et, dans le même esprit, j’aime infiniment ce titre d’un livre aujourd’hui bien oublié d’un grand écrivain français qui a beaucoup aimé le Liban, Maurice Barrès?: Le mystère en pleine lumière. Si je suis poète, comme du moins je l’espère, c’est pour cerner et sauver cette alliance paradoxale entre la nuit et le jour, la nuit de l’homme et du monde, et le jour de l’esprit en transparence de la langue. J’ai parfois, dans l’un ou l’autre de mes écrits, défini l’effort de l’écriture comme une traversée de la pesanteur et de l’opacité en vue, précisément, d’une transparence. Je n’aime que les écrivains – les hommes – capables de ce type de traversées. Mon œuvre littéraire, profondément liée à ma vie, aux difficultés de ma vie, elles-mêmes liées souvent aux épreuves qu’a connues mon pays, mon œuvre a été conçue et vécue comme une traversée dont chacun de mes livres est une étape?: besoin d’éclaircissement, reprise de souffle avant de poursuivre la quête, explosion d’interrogations aussi urgentes que neuves et quelquefois – au-delà des questions posées – le surgissement du chant comme une arrivée provisoire au port. Respirer au rythme de la réalité et au-dessus d’elle, telle est, me semble-t-il, la marque de mon destin. Le tout activé, rendu incandescent par la proximité de la mort et son urgence. Brise et attestation du réel est titre de l’un de mes recueils, Fluidité de la mort un autre titre, récent. Je m’éloigne de votre question?? Pas vraiment. Je brosse le portrait de mon œuvre et, à travers lui, mon propre portrait.

La question de la mort est fondamentale dans la création artistique et littéraire?: s’est-elle posée à vous devant l’ampleur de l’œuvre contemplée en sa totalité et tout ce chemin parcouru??

Il me faut préciser que cet ouvrage – En un lieu de brûlure – ne contient pas toute mon œuvre, loin de là. Il faudrait pour ce faire deux autres volumes, peut-être trois. Se feront-ils un jour?? On verra. Il y faut beaucoup de courage, beaucoup de patience et, encore, une longueur de vie. J’ai le courage et la patience qu’il faut – mais la vie?? De toute façon, et pour répondre plus précisément à votre question, on écrit toujours, on crée toujours contre la mort. Pour essayer non de lui échapper, mais de la dépasser un peu. Or l’écrivain, le créateur sait d’intuition qu’elle est bien meilleure que lui à la course. Et puis, une œuvre, telle du moins que je l’entends, n’est pas une course, c’est un cheminement.

Que souhaitez-vous transmettre au lecteur de cet ouvrage??

L’ensemble des textes, par moi retenu – du poème à l’essai et aussi à la fiction –, vise à retenir aussi le lecteur en l’attachant à l’unité d’une pensée et d’un style. J’aurais atteint mon objectif si cet interlocuteur très spécial qu’est le lecteur peut se dire?: avec cet écrivain, même si je ne sais pas sur le moment où il m’amène, je me retrouve toujours, non seulement chez lui, mais aussi chez moi, et avec moi-même?: à un niveau plus secret de moi-même.

Votre écriture traverse divers temps, lieux et genres littéraires. Pensez-vous qu’un auteur a «?une œuvre?» ou «?plusieurs œuvres?»??

Il a, s’il est «?centré?» comme on le dit d’une circonférence, plusieurs œuvres qui n’en font qu’une seule, comme les rayons du cercle, de quelque direction qu’ils viennent, convergent en un seul point. Chaque œuvre de l’auteur, dans la diversité de l’inspiration – ou même de la technique – dont elle témoigne, tend à celui-ci un miroir étrange et paradoxal où il retrouve l’un et l’autre de ses profils et parfois la presque plénitude de son visage, ce dernier cas étant rare.

Si Salah Stétié, à l’image de Rainer Maria Rilke, devait donner aujourd’hui quelque conseil à un jeune écrivain, que lui dirait-il??

Trouve ta route et une fois celle-ci trouvée, ne craint pas de la perdre pour la retrouver ailleurs, plus loin, peut-être même autre qu’elle ne t’est apparue d’abord. Car, comme dit le Taö-Te-King, «?la Voie n’est pas la Voie. Les chemins dans le ciel ne sont pas tracés?».

 

 

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© J.F.Bonhomme
 
BIBLIOGRAPHIE
En un lieu de brûlure. Œuvres de Salah Stétié, collection Bouquins, Robert Laffont, 2009.
 
2020-04 / NUMÉRO 166