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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien

Camerounaise et parisienne, Léonora Miano a la sensibilité à fleur de peau et est habitée par les tourments identitaires du monde noir. Pour elle, «?être africain de nos jours, c’est être un hybride culturel. C’est habiter la frontière?». Et c’est là qu’elle se tient, sur cette frontière, assumant la part d’ombre et la part de lumière qui est au cœur de toute aventure humaine.

Par Georgia Makhlouf
2009 - 12

Léonora Miano est née en 1973 à Douala, sur la côte du Cameroun. C’est dans cette ville que se déroulent son enfance et son adolescence. Jusqu’en 1991 où elle part pour la France. Et c’est là qu’elle réside depuis. Elle écrit ses premières poésies à l’âge de huit ans. À l’adolescence, elle aborde le roman. Mais elle attendra longtemps avant de proposer ses textes à des éditeurs, le temps, dit-elle, de «?posséder une écriture personnelle qui contienne son tempérament et restitue sa musique intérieure?». Elle a donc trente ans passés lorsqu’elle publie son premier roman?: L’intérieur de la nuit (2005). Suivront Contour du jour qui vient (2006) qui obtient le Goncourt des lycéens, et Tels des astres éteints (2008), tous trois chez Plon. Son quatrième roman, Les aubes écarlates, vient de paraître, et il se fait déjà une large place dans les rubriques culturelles encombrées de la rentrée. Car Miano a un talent singulier et sa plume est à la fois âpre et passionnée.

Les aubes écarlates viennent clore le triptyque consacré à l’Afrique, L’intérieur de la nuit et Contours du jour qui vient formant ses deux premiers volets. Miano y raconte le terrible parcours d’Epa, enfant soldat enrôlé de force dans les troupes d’Isilo, un chef de guerre mégalomane qui rêve de rendre sa grandeur à toute une région de l’Afrique équatoriale. Epa parvient à s’enfuir après avoir constaté que le quotidien de l’armée à laquelle il appartient, loin de ressembler à une libération, est fait de rapines, d’exécutions et de viols. Il traverse le Mboasu pour échouer à «?La Colombe?», un centre qui recueille les enfants abandonnés. Il livre alors un étrange récit?: il dit avoir croisé à plusieurs reprises des ombres enchaînées demandant réparation pour les crimes du passé. Tout son périple est hanté par l’esprit des morts de la traite négrière. Prenant alors conscience des maux qui rongent l’Afrique, cette terre qui ne cesse de se faire souffrir elle-même, Epa se remettra en marche pour retrouver ses compagnons d’infortune et les rendre à leur famille, afin que soit enfin possible une paix durable.
Ce roman pose mille questions passionnantes et difficiles, autour desquelles nous avons échangé avec Miano, au cours d’un entretien où l’on sent qu’elle est à vif, souvent sur la défensive, signe d’une très vive sensibilité et d’un réel engagement.

Le choix du titre, ou plus précisément du sous-titre «?Sankofa cry?», est évidemment intriguant. Si on comprend le sens de Sankofa au fil de la lecture – vous y revenez maintes fois, l’expliquant de façon «?théorique?» ou de façon plus imagée, dans la bouche de Aïda qui en parle comme d’un oiseau –, il reste que ce titre en trois langues différentes est énigmatique. Pouvez-vous expliquer ce choix??

Je reviens sur ce choix dans la postface du roman. Coupler un titre en français avec un sous-titre mêlant l’akan, langue parlée en Afrique de l’Ouest, et l’anglais dans lequel s’expriment de nombreuse populations d’ascendance africaine, vient de la volonté d’embrasser, le plus possible, les territoires et les populations concernés par la traite transatlantique. Pour moi, il est assez naturel de procéder ainsi, dans la mesure où je pense appartenir moi-même à différents espaces culturels. Il s’agit donc pour moi d’inscrire la création littéraire dans la réalité hybride – ou «?créolisée?» pour reprendre le terme utilisé par Édouard Glissant – qui est bien celle de l’Afrique subsaharienne. Les peuples africains sont, eux aussi, enfants de la traite négrière. Elle a opéré en eux des mutations que la colonisation n’a fait qu’intensifier. Mon roman espère, à sa manière sciemment chaotique, le surgissement d’une nouvelle conscience diasporique. Qui ne peut s’opérer si l’on ne regarde pas en face ses propres ombres pour pouvoir les chasser. Sankofa cry est donc un appel au souvenir.

Vous avez inscrit en exergue une très belle phrase d’Aimé Césaire?: «?Or, comprenez, je ne vous donnerai pas quittance de vous-mêmes.?». J’aimerais que vous la commentiez.

La citation de Césaire a été choisie parce qu’il représente beaucoup pour moi. Je ne serais pas l’auteure que je suis si je ne l’avais pas lu très tôt. Cette phrase me paraît très explicite. Elle se passe vraiment de commentaire...

La construction de votre roman est particulière, intercalant plusieurs voix, celle d’Epa, celle d’un narrateur extérieur, et une autre voix qui reste plus indéfinie et qui parle au «?nous?» dans les parties nommées «?Exhalaisons?». Cette voix interpelle, s’adresse. Il y a donc plusieurs «?Exhalaisons?» et d’autres parties, beaucoup plus longues, nommées «?Latérite?», «?Embrasements?», «?Coulées?». Cette composition fait-elle référence à d’autres formes culturelles, africaines ou autres??

J’utilise le jazz, musique métisse par excellence, pour la construction de mes romans, bien que de manière différente à chaque fois?: la polyphonie, la circularité, la répétition, la recherche d’un phrasé précis... sont autant de procédés que j’emprunte au jazz. À mon avis, bien des auteurs peuvent recourir à des procédés assez proches des miens, sans nécessairement se référer à cette musique. Dans ce roman néanmoins, les personnages ont été traités comme les instruments d’un orchestre. Chacun a sa voix, sa sensibilité. Le monologue d’Epa est un chorus vocal. En dehors des férus de théorie littéraire, je ne suis pas certaine que les lecteurs s’attacheront à ces questions de structure. Un roman doit d’abord leur raconter une histoire. J’espère qu’il y en a bien une dans Les aubes écarlates.


Vous donnez dans ce texte d’une grande puissance une vision très âpre, très violente, presque désespérante du continent africain. Pourquoi cela?? Êtes-vous sans espoir quant à l’avenir de l’Afrique, à ses «?lendemains confisqués?»??

J’en ai un peu assez d’entendre cela... Un roman, ce n’est pas le Guide du Routard. On n’écrit pas pour inciter les gens à voyager dans tel endroit ou dans tel autre. Les écrivains sont des artistes. Leur premier matériau est leur propre sensibilité. Il se trouve que la mienne, pour des raisons qui m’appartiennent, est un peu écorchée. J’écris comme on chante le blues.
Si j’avais perdu espoir concernant l’Afrique, cela signifierait que j’aurais cessé de croire en l’humain. Le monde n’existe pas sans l’Afrique. Il est un corps indivisible. Lorsque les lendemains semblent confisqués dans un espace donné, ils le sont pour tous. Aucun de nous n’est vraiment libre, tant que nous ne le sommes pas tous. Si vous me posez cette question en ces termes, c’est que, contrairement à moi, vous ne vivez pas avec l’idée chevillée au corps qu’il n’y a qu’une humanité. Ce n’est pas d’un côté l’Afrique et de l’autre, le reste du monde.
Par ailleurs, si même on voulait supposer que mes écrits ne se rapportent pas au genre humain dans sa globalité, mais uniquement à la zone subsaharienne du continent appelé Afrique, je ne vois pas comment il serait possible de triompher des difficultés sans les regarder en face. Pour moi, nommer le mal, le circonscrire le plus clairement possible, c’est déjà le transcender. Je souhaite à tous les pays d’avoir des auteurs capables d’affronter l’ombre pour trouver la lumière. C’est un acte de foi?: il faut être convaincu que la lumière existe au bout du tunnel, lorsqu’on décide de s’y aventurer.

Vous revenez à plusieurs reprises, et de différentes manières, sur ce suprême «?péché continental?» africain qui serait l’oubli. On a pourtant le sentiment, peut-être erroné puisqu’on n’y vit pas, que de multiples manières, les différents peuples africains sont très en lien avec leur mémoire, leur passé. Pouvez-vous vous expliquer là-dessus??

Je ne dis pas que tout a été oublié. Le roman parle des millions d’individus qui ont péri durant la traite négrière transatlantique, et qui n’ont pas de mémoire sur la terre de leurs ancêtres. Cet «?oubli?» est dû à des raisons objectives. À mes yeux, il s’agit d’une faute.

Les deux personnages, Epa et Eso, sont-ils en quelque sorte comme des jumeaux?? Est-ce ce que vous avez voulu suggérer par la proximité de leurs prénoms??

Leurs prénoms sont proches parce que j’avais choisi ce procédé pour l’esthétique de L’intérieur de la nuit, roman antérieur à celui-ci, et dans lequel on les rencontre. Ils sont originaires du village d’Eku, où les noms masculins commencent tous par un E, et les noms féminins par un I.
En revanche, il y a bien un lien entre ces deux personnages. Pour moi, ce sont des frères ennemis?; les conflits qui les opposent miment les tensions bien connues entre Africains et Afrodescendants. Chacun est trop abîmé dans sa propre douleur pour accéder à celle de l’autre. Puis-je vous inviter à lire la page consacrée aux Aubes écarlates sur mon site web?? Je m’en explique plus amplement.

Vous vivez en France depuis 1991. En me livrant à un rapide calcul, je constate que vous y avez donc vécu autant qu’au Cameroun. Au Cameroun même, vous avez vécu je crois dans un environnement «?acculturé?». Pourquoi l’Afrique «?traditionnelle?» reste-t-elle donc si présente dans votre écriture??

Je ne suis pas sûre de vous suivre quand vous dites «?Afrique traditionnelle?». Il me semble au contraire que ce roman se déroule en grande partie dans un espace urbain... Lorsque ce n’est pas le cas, les personnages circulent en jeep et manient des AK-47. Quant à la croyance aux esprits, à la capacité des morts à se manifester dans le quotidien des vivants, les films étasuniens en sont remplis. Tout simplement parce que les humains croient à ces choses, quelle que soit leur culture. L’Afrique qui est présente dans mes romans est métisse, parce que telle est la réalité de ce continent. L’Afrique «?traditionnelle?» cohabite avec les téléphones portables. C’est bien le cas dans Les aubes écarlates.

Vous percevez-vous vous-même comme «?africaine?»??

Oui. Je suis noire – c’est-à-dire une personne attachée à l’histoire des peuples qui ont été désignés par ce terme, et attachée surtout aux luttes qui en ont découlé –, subsaharienne, et citoyenne française.

La langue dans laquelle vous écrivez est un français relativement «?classique?», même si le texte est émaillé d’expressions linguistiques typiquement camerounaises. Ce choix d’écriture surprend. Voulez-vous le commenter??


Contrairement à d’autres auteurs subsahariens, je m’intéresse plus à faire éclater les structures classiques qu’à perturber la langue. J’écris dans un français accessible à tous les francophones, parce qu’il m’importe d’être comprise. Lorsque je veux être créative, m’exprimer en tant qu’artiste, je le fais avec la construction du texte. Cela dit, ma langue d’auteur n’est un français classique qu’en apparence. Les correcteurs des différentes maisons d’édition avec lesquelles j’ai collaboré le savent. Ma ponctuation n’est pas toujours orthodoxe. Elle cherche des rythmes non européens. Il y a toujours dans le soubassement de la phrase, une multitude d’autres langues. Celles dans lesquelles je ne pense pas, mais que je ressens. J’écris dans l’écho des cultures qui m’habitent?: africaine, européenne, afro-américaine, caribéenne. Tout cela vient naturellement se loger dans le texte. Mon esthétique est donc frontalière. Elle utilise la langue française, mais ses références, les images qu’elle déploie sur la page appartiennent à d’autres sphères. Ma culture littéraire française est extrêmement limitée, et je n’en souffre pas. Point n’est besoin d’avoir lu Proust ou Céline pour écrire en français. Écrire en français, ce n’est pas écrire français.

Vous avez écrit, dans un texte que vous publiez sur votre site personnel, que si vous étiez bien une femme, vous n’étiez pas «?très sûre d’appartenir au genre féminin?». Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là??

Il me suffit de lire un magazine féminin pour me poser des questions sur mon genre. La plupart du temps, je me sens très peu concernée par les choses qui intéressent les femmes, les Européennes en particulier, mais les autres aussi finalement. Il ne m’est pas souvent arrivé de m’identifier à des femmes ou de me sentir comprise par elles. Donc, je vis dans un corps féminin que j’aime, mais je crois mon esprit tout à fait asexué.
Le masculin et le féminin sont des catégories biologiques et des constructions sociales et culturelles. En tant que catégories biologiques, ils nous parlent des corps?: être homme ou femme, c’est habiter un corps donné qu’on peut modifier de nos jours par la prise d’hormones ou par la chirurgie. En tant que constructions sociales, le féminin et le masculin se réfèrent à des traits comportementaux arbitrairement prêtés à l’un ou l’autre sexe. Et il me plaît généralement de produire des corps féminins habités par une énergie masculine (autorité, froideur, courage...) et des corps masculins perturbés par le féminin (pleurs, crainte, usage hystérique de la violence...). L’identité sexuelle des personnages est donc frontalière. Elle réside dans l’entre-deux.




 
 
© Emmanuel Robert-Espalieu / Opale
« Mon roman espère, à sa manière sciemment chaotique, le surgissement d’une nouvelle conscience diasporique. » « Point n’est besoin d’avoir lu Proust ou Céline pour écrire en français. Écrire en français, ce n’est pas écrire français. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Les aubes écarlates de Léonora Miano, Plon, 275 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166