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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Entretien
Minh Tran Huy : « La réalité n’anéantit pas le fantasme »
Rédactrice en chef adjointe du Magazine Littéraire, chroniqueuse à la télévision (Des Mots de minuit sur France 2) et à la radio (Jeux d’épreuves sur France Culture), Minh Tran Huy vient de publier son deuxième roman : La double vie d’Anna Song. L’occasion pour L’Orient Littéraire de rencontrer cette brillante écrivaine d’origine vietnamienne.

Par Rita BASSIL EL-RAMI
2010 - 01

Pour avoir rêvé, Paul est tragiquement puni. Attachant escroc, amoureux déçu, inlassable créateur, Paul Desroches fabrique un mensonge à partir du plus grand plagiat musical de l’histoire. Inspirée de la vraie histoire de Joyce Hatto, Minh Tran Huy invente dans son dernier roman l’une des plus belles histoires d’amour de la littérature contemporaine. Mais comme il est impossible d’aimer comme aime Paul Anna, le réveil du lecteur est cruel comme l’est l’éveil de l’amoureux. La double vie n’est que le dédale dans lequel se perd l’artiste, qui tente de retoucher la réalité en fuyant la trivialité du réel. Au fur et à mesure que l’auteure peint l’amitié amoureuse se métamorphosant en pathétique passion, le Vietnam omniprésent vient s’insérer dans le récit à travers l’épopée des personnages archétypes de la famille d’Anna, installés en France suite aux tourments de l’histoire.

Le gingko biloba occupe une place centrale dans la vie d’Anna. Cet arbre, à l’approche du feu, sécrète une gomme protectrice, si bien que son tronc et ses branches restent intacts. Il est, en quelque sorte, la métaphore du temple que vous édifiez à la culture vietnamienne. Quel rôle entretient votre écriture avec l’histoire ?

Quand j’ai commencé à écrire, j’ai décidé de ne jamais prendre le Vietnam comme sujet : l’auteur d’origine vietnamienne écrivant uniquement sur le Vietnam me paraissait un tel cliché ! Et voilà que ce pays occupe une place centrale dans mes trois livres... Il a joué un rôle moteur dans mon écriture – sans doute parce qu’il est le mien sans vraiment l’être. Je parle vietnamien, j’ai été élevée par ma grand-mère qui ne parlait que vietnamien, et toute mon enfance a été bercée, rythmée par des éléments liés au Vietnam : la nourriture, l’autel des ancêtres à la maison, la pagode où nous allions prier… Et dans le même temps, j’évoluais dans un contexte français. J’étais dans un aller-retour permanent entre ces deux cultures, même si cela n’a jamais été dit explicitement. Mes parents avaient plutôt tendance à ne pas beaucoup parler ni de leur passé ni de leurs racines, afin de me laisser libre. Par ailleurs, ils préféraient taire les drames qui avaient brisé les vies de leurs parents et grands-parents. Tout ce qui relève de l’héritage ou d’une mémoire à transmettre m’est parvenu grâce à des mots non pas dits, mais écrits –j’ai commencé à me faire une idée du Vietnam au travers de légendes traditionnelles qu’ils m’avaient offertes quand j’étais enfant, et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi d’en introduire dans mon premier livre, qui porte d’ailleurs un titre de conte, La Princesse et le pêcheur. Dans mes deux romans, le but était de présenter différents visages du Vietnam. Le Vietnam rêvé, qui apparaît à travers les contes ; celui de l’histoire, plus tragique, incarné par les itinéraires des parents et grands-parents ; le Vietnam touristique, enfin, auquel sont confrontées Lan dans La Princesse et le pêcheur, et Anna dans La double vie. Dans les deux cas, je voulais éclairer le Vietnam sous toutes ses dimensions réelles, fictives, rêvées, voire mythiques puisque les contes vietnamiens ont la particularité de transmettre une multitude d’informations sur l’identité du pays, son relief, son climat, ses traditions, son histoire... C’est en ce sens peut-être qu’on pourrait dire que je suis une « gardienne du temple » de la culture vietnamienne, même si je n’en ai jamais eu la volonté – consciente, en tout cas –, ni aucune légitimité d’ailleurs pour ce faire.

Votre lecteur sent dans vos deux romans le besoin de transmettre le legs historique grâce, peut-être, à ce silence parental…

Le silence de mes parents m’a en effet donné envie de le combler, mais c’est une chose dont je me suis aperçue a posteriori. L’idée que tous ces destins tragiques dont était tissée l’histoire de ma famille sombrent dans l’oubli le plus total ne pouvait que me pousser à tenter de les en sortir... Je ressentais le désir de prolonger leur mémoire, leur héritage, et dans le même temps, j’avais conscience qu’il s’agissait d’un héritage lointain et d’une mémoire fragile, trouée. C’est un rapport un peu modianesque au passé, si vous voulez, où ce qui est reste sous l’emprise de ce qui a été. Le passé vous hante, mais il est impossible de le retrouver ; il est insaisissable, et pourtant on veut absolument en préserver les traces…

Dans La double vie d’Anna Song, vous choisissez d’écrire à la première personne dans la peau du personnage français, sans origines vietnamiennes, Paul Desroches. Est-ce un besoin de prendre des distances ?

Mon premier roman mettait en scène un personnage proche de moi dans la mesure où il s’agissait d’une jeune fille française d’origine vietnamienne ; je pense que j’ai eu envie de changer d’approche. Anna et Paul présentent des visages dans lesquels je peux également me reconnaître. Anna parce qu’elle est d’origine vietnamienne, que je lui ai donné une partie de mon histoire familiale ; Paul parce que c’est à sa manière un créateur – il donne à une fiction les apparences de la plus indubitable des réalités... Ces personnages sont par ailleurs une sorte de projection de la double culture dans laquelle j’ai grandi. Paul est inspiré de quelqu’un qui a vraiment existé, le mari de Joyce Hatto – la pianiste qui était au centre de l’escroquerie musicale dont je me suis inspirée pour le roman –, mais aussi d’un épisode de mon enfance. Quand j’étais petite, ma grand-mère avait comme dans le roman une amie française avec qui elle ne pouvait communiquer autrement qu’à travers des petits plats qu’elles s’offraient régulièrement. Moi seule pouvais véritablement discuter avec elle, et voir ces deux femmes appartenant à deux cultures différentes, parlant deux langues différentes, ne pouvant se comprendre a priori et pourtant y réussissant, m’a beaucoup marquée. À travers Paul, j’ai imaginé un petit-fils à cette grand-mère française. Il contient aussi une part importante de moi, ou du moins de ma vision de la littérature et de la fiction, et des liens entre l’art et l’imposture.

Vous brossez un tableau touristique de cette découverte du pays qui aurait pu être votre pays natal. Cependant, Anna est complètement désabusée quand elle se rend au Vietnam avec ses parents.

Oui, c’est un sentiment que j’ai parfois éprouvé. Je n’ai vraiment rêvé du Vietnam que l’espace d’un mois, quand ma mère m’a dit que nous irions là-bas durant l’été. J’avais huit ans et je m’étais imaginé que ce serait une sorte de paradis. Or le Vietnam venait juste d’ouvrir ses frontières. Les conditions d’hygiène étaient difficiles, le pays très pauvre. Pour une petite fille occidentalisée, habitué à un certain confort, ce fut un choc. Je suis tombée malade, et j’étais si faible que l’on a dû me rapatrier en fauteuil roulant… Ma première expérience du Vietnam a été beaucoup plus violente que celle de Lan et Anna. À travers leur rapport à leur pays d’origine, je voulais mettre en scène la création d’un fantasme et la confrontation de ce fantasme à la réalité. La réalité n’anéantit pas pour autant le fantasme ; un pays possède plusieurs dimensions qui peuvent coexister. Le Vietnam des contes reste et restera toujours aussi poétique et mélancolique ; et le fait qu’il existe au travers de la fiction ne le rend pas moins réel que celui que les touristes foulent du pied pendant les vacances d’été. Il y a des choses au Vietnam qui me fascinent et me fascineront toujours. Mais ce que je voulais dire en décrivant la déception de Lan et Anna, c’est que penser qu’on va pouvoir donner un sens à sa vie simplement en allant dans le pays de ses origines est une illusion.

Vous relatez la souffrance de ces personnages archétypes dont la tragique épopée peuple vos romans, tel que ce grand-père qui, après avoir brûlé sa maison pour ne pas la livrer aux Français, place ses dernières économies dans la scolarisation de sa fille au Lycée français. Quel rapport entretenait votre famille avec la langue française ?

Il n’existait pas vraiment de rapport à la langue française pour la plupart des membres de ma famille maternelle, car ils ne parlaient que le vietnamien : c’était la langue de l’occupant. Seule ma mère a tenu à aller au Lycée français, contrairement à sa sœur et son frère aînés, car elle était curieuse, déterminée aussi à bénéficier de la meilleure éducation possible. Elle a réussi moins grâce à la fortune de mon grand-père – sérieusement ébréchée alors – qu’à sa position de notable, même désargenté. Certains pensaient d’ailleurs, au sein de ce Lycée, que ma mère était la fille du concierge de mon grand-père… Mon père, lui, a appris le français dans des conditions nettement moins favorables. Aujourd’hui, il continue de parler avec un accent prononcé et fait toujours des fautes de syntaxe et de grammaire, mais il a un vocabulaire très étendu, on sent qu’il aime les mots. La France, comme l’Amérique, a été un pays occupant, ennemi, et à présent, une partie de ma famille vit en France et aux États-Unis : les Vietnamiens sont pragmatiques, ils savent bien qu’il faut savoir tourner la page... De manière générale, la francophonie est en chute libre au Vietnam. La plupart des jeunes veulent apprendre l’anglais, le chinois et le coréen aussi, pour des raisons commerciales, et ensuite seulement le français.

La double vie d’Anna Song est le roman du silence et de la parole musicale. La douleur est ressentie dans l’écho des notes. Quelle place occupe la musique dans votre vie ?


Une place importante. J’ai été en classe musicale, j’ai fait du violon et du piano, et je maîtrise une partie du répertoire d’Anna Song – une partie seulement. Ondine de Ravel est un de mes morceaux préférés et je regrette de ne pas avoir la technique suffisante pour pouvoir le jouer... Par ailleurs, il m’est impossible d’écrire sans musique : j’ai vraiment besoin d’en écouter pour avancer dans mes textes. Et je cherche en écrivant à créer une sorte de point d’orgue émotionnel proche de ce que je ressens lorsque j’écoute un morceau qui me touche profondément. Je crois d’ailleurs que j’écris des romans à défaut de pouvoir composer de la musique… Le silence n’est pas moins important, d’une certaine manière. Celui que ma famille a gardé sur son passé m’a sans doute incitée à écrire, même si je ne m’en rends compte qu’aujourd’hui. C’est également un thème omniprésent dans mes deux romans : dans La Princesse et le pêcheur, ainsi, chaque personnage a un secret. La jeune fille ne peut pas dire au jeune homme qu’elle l’aime, et lui ne peut pas lui avouer pourquoi il ne peut pas l’aimer. Deux silences qui rejoignent le silence entre Lan et ses parents. La double vie d’Anna Song, pour sa part, est tout entier bâti sur le silence d’Anna. Et Paul agit comme il le fait pour combler, masquer, briser ce silence.

Votre réflexion sur l’art et le rapport que vous entretenez avec la fiction restent essentiels dans votre écriture, comme l’illustre bien le retour au pays de l’enfance à travers les contes très « rassurants »...

Rassurants, mais offrant une dimension profondément mélancolique. La plupart des contes vietnamiens sont beaux, poétiques, mais parfois violents et généralement tragiques. Cette ambivalence m’intéresse, j’ai tenté de la creuser dans La Princesse et le pêcheur, avec une histoire qui semble jolie et délicate au premier abord, avant de révéler une dimension beaucoup plus sombre au fur et à mesure que l’on avance. Le conte est une façon de dire sans dire, par le biais de l’image ou de la métaphore... Ils symbolisent le pouvoir de la fiction aussi, dans La Princesse et le pêcheur comme dans La double vie d’Anna Song, qui est pour moi un roman sur la porosité absolue de la frontière entre la réalité et la fiction, le vrai et le faux. Les rêves, les cauchemars, les intrigues que nous déroulent les romans, les songeries qui nous viennent au détour d’une conversation sont finalement tout aussi « vrais » que le clavier d’ordinateur quand nous travaillons dessus : ils n’ont pas sa matérialité, mais ils ont beaucoup plus de force sur notre esprit et pas moins de réalité par conséquent.



 
 
D.R.
« De manière générale, la francophonie est en chute libre au Vietnam. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La double vie d’Anna Song de Minh Tran Huy, Actes Sud, 192 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166