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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Land of plenty


Par Anthony Karam
2008 - 12
De Reno à Detroit, de New Orleans à New Haven, Robert Frank sillonne les États-Unis au milieu des années 50, à travers quarante-huit états, au volant d’une vieille Ford prêtée. « 1955. Je traverse les États. Pendant un an. 500 rouleaux de film. Je vais dans les bureaux de poste, les Woolworths, les magasins à 10 cents, les gares routières. Je dors dans des petits hôtels pas chers. Vers 7 heures du matin, je vais au bar du coin. Je travaille tout le temps. Je parle peu. J’essaye de ne pas être vu. Un jour dans l’Arkansas, les flics m’arrêtent :
Qu’est-ce que vous faites là ?
Je suis un boursier Guggenheim. C’est qui, Guggenheim ? …
J’ai passé trois jours en prison. L’angoisse. »

Il capte tout dans son objectif : beaucoup de voitures, des repas, des scènes de jardins publics, des processions funéraires, des fêtes, les vivants, les morts, les classes moyennes et les classes supérieures, les Blancs, les Noirs, les nouveaux immigrants et les plus anciens.

La préface de Jack Kerouac ajoute à la dimension narrative des photos, et l’auteur beatnik  y voit un grand et long poème désenchanté, au terme duquel « on finit par ne plus savoir ce qui est le plus triste entre un  jukebox et un cercueil. » C’est que Robert Frank bat cruellement en brêche l’optimisme de façade qui prévaut quasiment tout le long des années cinquante : au-delà de l’énergie collective, les individus restent irrémédiablement livrés à eux-mêmes. « Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte », écrit presque la même année Albert Cohen, dans Le Livre de ma mère. Eh bien, c’est exactement ça, les photos de Frank, c’est du Rimbaud en photo, mais un Rimbaud qui malgré son regard implacable finirait tout de même par faire un sublime éloge de l’Amérique et de son extraordinaire capacité à se renouveler. C’est que dans son principe même, l’Amérique est faite d’épopées d’individus composites et libres plutôt que de groupes, et c’est précisément ce que saisit Frank.


La maison d’édition Steidl est actuellement engagée dans un  travail de publication de toute l’oeuvre photographiée et filmée de Frank dont, en 2006, un magnifique petit livre de photos sur le Beyrouth de 1991, Come Again. Cette réédition de The Americans, intégralement supervisée par l’auteur, est celle du cinquantième anniversaire de l’ouvrage et c’est sans doute un des grands événements éditoriaux de 2008. En quelques quatre-vingt clichés, Frank a changé l’histoire de la photographie, et inspiré nombre d’émules, au premier rang desquels Stephen Shore (dont le superbe American Surfaces, qui couvre les années 1972-1973, est paru, également cette année, en version paperback chez Phaidon).

 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166