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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Gary, l’homme qui ne s’aimait pas


Par Jean-Claude Perrier
2019 - 06


Presque 30 ans après son suicide, le 2 décembre 1980, Romain Gary fait son entrée en grande pompe dans « La Bibliothèque de la Pléiade », en deux volumes plus un Album. Émile Ajar, l’un de ses doubles, le plus illustre, l’y accompagne. Leurs œuvres se mêlent. Une première dans la littérature française.

Parmi toutes les photos existant de cet homme qui se faisait appeler Romain Gary (1914-1980), et qui finit par s’y faire – même s’il se trouvait si à l’étroit dans cette identité postiche qu’il éprouva le besoin, au début des années 70, d’ajouter un ultime pseudonyme à sa collection, avec la supercherie Émile Ajar et le triomphe que l’on sait (l’obtention du prix Goncourt en 1975 pour La Vie devant soi) –, il en est d’illustres, et beaucoup vues : en grand uniforme de pilote, par exemple, muni de ses nombreuses décorations, dont cette croix de l’ordre des Compagnons de la Libération dont il était plus fier que de tout au monde ; ou encore, heureux, riant, en compagnie de la rayonnante actrice américaine Jean Seberg, morte en 1979 dans des conditions mystérieuses (suicide, overdose ?), laquelle fut sans conteste « la » femme de sa vie – si l’on excepte Mina, sa « parfaite » mère juive – et la mère de leur fils Diego, né en 1962. 

Mais il en est une bien moins connue, qui figure en page 25 de l’Album qui accompagne les deux volumes de « La Pléiade ». Elle a été prise à Nice, à la fin des années 20, là où Mina Kacew et son fils chéri, Roman, avaient migré, afin que le garçon connaisse un meilleur destin que dans sa Lituanie d’origine, là où il était né, à Wilno, aujourd’hui Vilnius, la capitale de ce petit pays qui faisait alors partie de l’Empire soviétique, avant d’être rattaché à la Pologne. D’ailleurs, Kacew, qui avait vite francisé son prénom en Romain, demeurera de nationalité polonaise, ne devenant français, par décret, qu’en 1935. Quant à son nom, il se fait appeler « Gari de Kacew » à partir de 1941, puis simplement Gary, et le demeurera, dès 1956 et Les Racines du ciel, son deuxième livre et premier prix Goncourt. L’écrivain, en effet, est un cas unique dans la littérature française : il a obtenu deux fois le plus prestigieux des grands trophées, à vingt ans d’écart et sous deux identités différentes ! Il a aussi écrit d’autres livres, anecdotiques, sous d’autres noms, Shatan Bogat, par exemple. Comme si cet homme avait passé sa vie à se chercher, sans jamais se trouver ni trouver le bonheur. Sa fin tragique le démontre à l’envi.

À quoi pense-t-il donc, cet adolescent mélancolique de la photo, qui ressemble un peu à celles de Robert Doisneau, avec son pull à manches courtes passé sur un polo, tenue correcte et modeste, comme la famille, ses cheveux gominés coiffés en arrière, dégageant un vaste front déjà marqué par des rides d’inquiétude. Nul sourire, une moue boudeuse, et des yeux « orientaux », mi-clos sur son monde intérieur, peut-être la littérature, cette œuvre vaste, diverse, inégale, qu’il portait en lui et songeait déjà, peut-être, à écrire. Peu de temps après, en 1932, excellent élève, il verra l’une de ses dissertations publiées dans le quotidien Le Temps, puis écrira un premier roman, Le Vin des morts (il a alors dix-neuf ans), avant de voir ses premières nouvelles, encore signées Kacew, publiées dans Gringoire, hebdomadaire cofondé par Joseph Kessel, un écrivain qu’il admire et que nombre de leurs traits rapprochent : l’incurable mélancolie slave, par exemple, avec ses penchants autodestructeurs.

Oui, à quoi pensait-il, le jeune Roman Kacew, qui n’avait pas connu son père, et à qui sa mère, l’extraordinaire, l’insupportable, la prophétique Mina farcissait la tête avec ses rêves de gloire ? Il serait diplomate, écrivain français – sur ces deux points, elle a vu juste –, académicien (en fait, il a refusé par deux fois), et pourquoi pas prix Nobel ? Malheureusement pour elle, cette femme d’un courage et d’une abnégation exceptionnels n’assistera pas aux succès de son fils : elle est morte d’un cancer, en 1941, à Nice, en pleine guerre et en l’absence de Romain, résistant et gaulliste de la première heure, qui combattait en Oubangui-Chari, où il assistera d’ailleurs à une visite du général de Gaulle. Comme pour se faire pardonner, il lui rendra le plus beau des hommages en faisant d’elle l’héroïne de son roman La Promesse de l’aube, paru en 1960, que d’aucuns considèrent comme son chef-d’œuvre. Il n’est pas impossible non plus qu’il ait prêté quelques-uns de ses traits à Madame Rosa, l’inoubliable héroïne de La Vie devant soi, signé Émile Ajar. Comme si la boucle était bouclée, qu’il avait fait son œuvre. Il écrira encore quelques livres, centrés autour de la vieillesse, et surtout cette Vie et mort d’Émile Ajar, signée Romain Gary, où il raconte et assume toute l’histoire, preuves à l’appui, laquelle est parue posthume en juillet 1981. Les derniers mots en sont : « Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. » C’est sur ce texte que se referme logiquement le tome II de la Pléiade.

Cette entreprise, unique en son genre, permet de relire les grands textes de Gary, d’en redécouvrir d’autres, un peu oubliés, et puis, peut-être, de réévaluer les livres signés Ajar, qu’on avait lus un peu vite à l’époque, mais dont certains sont de purs bijoux. Une constante, dans tout cela ? Le désespoir d’un homme qui ne s’est jamais aimé ni satisfait de ses succès, ni remis de ses deuils (Mina, Jean Seberg, mais aussi le général De Gaulle, ou Malraux, qu’il vénérait et aurait aimé être), et qui a tenté de masquer le tragique de la destinée humaine par une imagination débridée, et un humour souvent grinçant, comme une défense. Roman Kacew demeurera à jamais une énigme

 
 BIBLIOGRAPHIE
Romans et Récits, tomes I et II de Romain Gary, Gallimard, 2019, 1447 p. et 1688 p. Album Gary, 2019, 43 p.
 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166