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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le clin d'Å“il de Nada Nassar-Chaoul
Photo nostalgie


2011 - 08
C’était durant les années de guerre. On se mariait à la sauvette, un jour d’accalmie entre deux bombardements. Mais pour rien au monde on n’aurait manqué les fleurs de chez Margot-de-Tabaris et la pose-photo.

M. Harout, photographe de son état, débarquait avec son attirail chez la mariée au moment de la pose du voile blanc par le figaro en vogue. Quelques clichés et on passait au salon. Sous une tapisserie d’Aubusson dont on ne voyait pas les trous laissés par les obus, la mariée prenait la pose, le bras posé sur un faux guéridon doré Louis XVI orné d’une énorme corbeille d’œillets. C’était, décrété par M. Harout, l’endroit le plus «?chic?» de la maison. D’ailleurs, on n’osait pas désobéir à M. Harout, même quand il nous demandait des poses absurdes, du genre le bouquet de fleurs sous les yeux, pour un effet bucolique-en-appartement.

C’était ensuite au tour de maman de poser à nos côtés et, malgré ses efforts, on verrait sur les photos ses yeux briller de larmes. Implacable, M. Harout, qui en avait vu d’autres, ordonnait au reste des membres de la famille de prendre la pose. Jeunes cousins en cravates ficelles, oncles irascibles et vieilles tantes en jabots d’avant-guerre, tout le monde y passait. Venaient ensuite les copines, brushing à la Farah Fawcett et épaulettes rembourrées qui leur faisaient des carrures de «?femmes-des-années-80?». On laissait pour la fin la photo avec les voisines du dessous peu reluisantes, boudinées dans leurs robes lamées cheap et avec Gamalat, la bonne égyptienne énorme que maman tentait en vain de dissuader de pousser des youyous de joie de film arabe.

M. Harout, méthodique, n’oubliait jamais au moment de couper le gâteau de mariage, la pose traditionnelle quoique niaise des mariés, bras entrelacés pour que chacun fasse boire l’autre dans sa coupe de champagne et fourchettes croisées pour que chacun fasse manger à l’autre sa part de gâteau.

Kitsch me diriez-vous. Oui, mais au moins, à la fin, on avait de chez M. Harout, dans de grosses enveloppes jaunes, des centaines de vraies photos en papier brillant. On choisissait les plus belles qu’on plaçait dans un gros album blanc avec deux anneaux sur la couverture. Il arrivait même que M. Harout en fasse trôner une, particulièrement réussie, dans sa vitrine de Jeïtawi.

Aujourd’hui, au mariage des enfants de ses meilleurs amis, on les supplie de nous montrer les photos. Paraît qu’elles sont digitales et qu’on ne peut les voir que sur son écran d’ordinateur. On nous assure que si on y tient à tout prix, on peut nous les développer. On ne reçoit jamais rien.

On est passé l’autre jour devant la boutique de M. Harout à Jeïtawi. Elle était fermée. Pour toujours..
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166