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Théâtre
Vent d'anarchie et intrigues à Damas


Par Jabbour DOUAIHY
2013 - 06
Rituel pour une métamorphose, de son nom d’origine Tuqus al-isharat wa al-tahawwulat, dernière pièce de théâtre écrite avant sa mort en 1997 par Saadallah Wannous, la figure la plus éminente du théâtre en Syrie et qui a connu Genet et s’est nourri de Brecht et de Beckett comme il l’avait dit, vient de faire son entrée spectaculaire dans le répertoire de la Comédie française. Pour accueillir le premier texte arabe dans l’histoire de la maison de Molière, la création de la pièce a eu lieu le lundi 29 avril dans le cadre de Marseille 2013, capitale européenne de la culture, au théâtre du Gymnase où la troupe joue jusqu’au 7 mai, avant de regagner Paris et la salle Richelieu où elle reprendra la pièce du 18 mai au 11 juillet. Simultanément, la traduction française vient d’être publiée dans une traduction de Rania Samara par l’éditeur Actes Sud dans sa collection « Papiers ». La mise en scène a été aussi dûment confiée à Sulayman al-Bassam, un Anglo-Arabe amateur d’un « théâtre arabe qui soit de poésie et de parole en prise avec la réalité politique ».

C’est en fait une fable intense qui porte bien son complément du nom tant les métamorphoses s’y succèdent, des plus prévisibles aux plus inattendues, pour dessiner un tableau complexe intégrant morale, politique et religion dans un Damas de la moitié du XIXe siècle et qu’on voudrait croire, en forçant certaines assimilations à la capitale syrienne sous le régime aujourd’hui vacillant de Assad.

C’est l’homosexuel à la belle carrure, Afsah, qui donne le ton dans un moment d’intimité avec son ami Abbas :
- Tu me promets que tout restera comme avant en apparence ?
- Nous aurons donc notre apparence et notre vérité…

Wannous explore donc cette brèche en abordant le cercle du pouvoir par en haut : le mufti des lieux incarcère le prévôt des notables en lui tendant un piège quand il le surprend avec la courtisane Warda. Dans un deuxième mouvement et pour asseoir son autorité sur l’exécutif, il veut aussi confondre le commandant de la police en prétendant à la bavure grave lors de l’arrestation du prévôt : l’homme était avec sa femme et non avec une fille de joie. Le mufti aime les magouilles, fait marcher la société comme « dans le théâtre d’ombres du Karagueuz », mais il veut préserver le système dominant, il a sa philosophie de la chose : « L’ordre dans notre ville est assis sur des rangs et des équilibres de classes. Celles-ci doivent être respectées et bénéficier de l’immunité. » Pour aboutir, l’exercice un peu délicat avait besoin de l’accord de Mou’mina (sic), la femme du prévôt, pour qu’elle accepte de se substituer à la courtisane de profession, et c’est là que tout bascule. La femme d’immense beauté et de parfaite intelligence pose en échange une condition non négociable : qu’elle soit divorcée de son mari dans le but de rentrer dans le métier de courtisane. Et pour cela, elle a son désir, la réponse à un appel que le texte veut si lyrique : « Je veux rompre ces grossières cordes… tressées dans la peur, la chasteté et les tabous… faites de leçons et de versets du Coran… Les corps se fanent et s’étiolent… Moi je veux que mon corps devienne libre, qu’il rejoigne les feuilles et les fleurs, comme la lune et l’herbe, les sources d’eau, la lumière… dans le cosmos. » L’instrument du destin aura été celle qui se fera appeler Alamassa (diamant), ensorcellera le mufti lui-même et fera souffler sur la bonne ville de Damas « un vent d’anarchie »… Bien sûr, elle en paiera le prix, mais la leçon est magistralement administrée, de la bouche même de l’agonisante sous le coup de poignard de son frère : « Tu n’y peux rien ! Mon histoire fleurira comme les jardins de la Ghouta après la saison des pluies. » L’anticipation est fort tentante.


 
 
© Cosimo Mirco Magliocca
« Je veux rompre ces grossières cordes tressées dans la peur, la chasteté et les tabous. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Rituel pour une métamorphose de Saadallah Wannous, traduction de Rania Samara, Actes Sud-Papiers, 2013, 117 p.
 
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