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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Voyage dans l’altérité


Par Antoine Messarra
2019 - 01

Le livre de Gabrielle Nanchen n’est pas un ouvrage, au sens conventionnel, à propos de l’autre, l’image de l’autre, le dialogue interculturel…, suivant des catégories académiques à la mode. Il s’agit d’un témoignage, vivant et expérimental, suivant la pure anthropologie, sur l’altérité, d’où se dégage une spiritualité profonde. L’altérité, selon l’analyse fort pertinente de Sartre, est par nature conflictuelle, à moins que l’autre ne devienne un prochain, source d’amour, de partage et d’enrichissement mutuel. 

L’histoire commence banalement avec une chatte, au domicile d’une amie qui invite l’auteure à résider quelques jours à Londres. Avec la chatte Patchemou, qui a bien un nom, « la cohabitation ne commence pas sous les meilleurs auspices ». Ensuite, c’est l’histoire d’immigrés, à la fois intégrés et non intégrés, et où surgissent les ressentiments, l’exclusion, la honte des origines… L’histoire aussi de Gianni : « Est-il plus suisse ou plus italien ? » L’auteure cite alors cette chanson d’Enrico Macias : « Enfants de tous les pays/ Tendez vos mains meurtries/ Semez l’amour. » Elle souligne : « Oh, le miracle de l’harmonie, qui ne peut exister qu’à partir des différences ! »

Une autre histoire, celle de Maeva, limogée d’un groupe de chorale. Maeva est toute chargée de ressentiment, mais finit, avec le temps et l’introspection, par « comprendre du dedans, même si cela fait mal, que la responsable du gâchis actuel, c’est elle ».

L’empathie, objet aujourd’hui de travaux académiques et de sessions de psychologie pratique, se dégage de l’ouvrage à travers des exemples. L’histoire de Samira nous fait découvrir tout le sens du célèbre poème d’Ibn Arabi : « Mon cœur est pâturage pour les gazelles, et abbaye pour les moines, temple pour les idoles et Kaaba pour les pèlerins. »

Les pages les plus profondes et poignantes sont celles, sous le titre évocateur : « Regards ». Il s’agit d’Antoine, père de famille, et de sa rencontre fortuite avec Tamar « qui avoue son immense besoin d’être aimée ». De ce récit vécu se dégage « l’ambivalence » en chaque être humain. Il faudra alors choisir. « Depuis longtemps, avoue finalement Antoine, j’ai réussi à mettre un mur entre mes émotions et moi. Sinon je serai devenu fou. L’amour qui rend libre, c’est celui qui met le bien de l’autre sur le même plan que le mien, peut-être même un peu au-dessus. ». L’autre, plutôt le prochain, est pleinement associé au « sens des responsabilités ». La citation d’Emmanuel Levinas surgit : « J’ai ordre de répondre de la vie de l’homme qui est en face de moi. Je n’ai pas le droit de le laisser seul face à son destin ».

L’ouvrage de Gabrielle Nanchen constitue un voyage dans les situations les plus variées de l’altérité. Elle l’appelle « mon voyage », voyage humain, à la manière de Der Wanderer de Schubert, car « la vie elle-même est devenue voyage, avec ses déserts à traverser et ses oasis de joie ».

Avec la résurgence des phénomènes identitaires, les problèmes de l’immigration, les difficultés de gestion démocratique du pluralisme, la convivialité…, il est fort utile de sortir de l’abstraction et de lire le récit du voyage humain de Gabrielle Nanchen qui, en exergue de son témoignage, cite cette phrase de Claude Lévi-Strauss : « Il n’est aucun, peut-être, des grands drames contemporains qui ne trouve son origine directe ou indirecte dans la difficulté croissante de vivre ensemble. »

Les Libanais surtout ont grand intérêt à éviter les idéologies, les abstractions et les palabres politiques et constitutionnels, pour étudier de façon pragmatique, expérimenter et vivre la convivialité.

 
BIBLIOGRAPHIE 
Le Goût des autres. Des nouvelles du vivre ensemble de Gabrielle Nanchen, éditions Saint-Augustin, 2018, 272 p.

 
 
© Maurice Page
 
2020-04 / NUMÉRO 166