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Selahattin Demirtas : douzes tragédies pour dénoncer et ne jamais renoncer


Par Carole André-Dessornes
2018 - 10

Le 14 septembre rime avec la sortie « quasi-mondiale » de L’Aurore, recueil de nouvelles initialement paru en Turquie il y a maintenant un an sous le titre Seher (Aube, Aurore en turc), titre éponyme de la version originale, ainsi que celui d’une des nouvelles (repris dans la traduction française).

Fort d’un succès certain – plus de 200 000 exemplaires vendus à ce jour en Turquie –, l’éditrice Emmanuelle Collas a découvert le recueil en turc ; convaincue du caractère hors du commun de celui-ci et de sa portée universelle en tant que symbole de résistance, comme elle l’écrira elle-même, L’Aurore, c’est « un coup de cœur, une intuition, un engagement et un enjeu ». La traduction que nous offre ici Julien Lapeyre de Cabanes est remarquable. Cette première œuvre fait partie des surprises autant que des révélations de cette rentrée littéraire ! 

Surprise, en effet, car derrière cette publication ce n’est pas un monstre sacré de la littérature qui se dévoile, mais un homme, avocat de formation, purgeant une peine de prison en attendant son procès. Accusé (dans la foulée des purges qui ont suivi la tentative de coup d’État de juillet 2016), entre autres, d’« association avec une organisation terroriste » et incarcéré depuis le 4 novembre 2016 dans la prison politique d’Edirne, Selahattin Demirtas, ancien co-président et ex-député du HDP (parti démocratique des Peuples, parti d’opposition progressiste pro-kurde), est en attente de son procès et risque une condamnation à 142 ans de prison. Ses avocats sont parvenus à lui obtenir l’autorisation d’écrire.

Cette œuvre, quelque peu atypique, révèle un vrai auteur qui rejoint la longue tradition des écrivains dissidents traqués et opprimés par un régime autoritaire… Derrière ce qui s’impose, dès la première lecture, comme kafkaïen, à la limite de la folie, ce recueil n’hésite pas à mettre en exergue les dérives d’un appareil judiciaire, la tragédie de l’exil et l’horreur de la guerre, tout en rendant hommage aux femmes, victimes des pires violences au nom de traditions qui, au fil du temps, « ont perdu de leur sens » (si tant est qu’elles aient eu du sens à un moment ou un autre), mais aussi plus largement à la Turquie progressiste, attachée à la défense de valeurs humanistes, mais écrasée par le poids d’un système qui a perdu la raison. 

L’absurdité sous toutes ses formes y est dénoncée. L’auteur, mêlant un ton parfois drôle, sarcastique avec, par moments, quelques touches de tendresse, dépeint avec finesse autant de portraits psychologiques et d’histoires au vitriol qui n’épargnent personne.

L’Aurore, d’une grande profondeur, certes rend hommage aux femmes, mais aussi à tous ceux qui se battent pour défendre le droit de s’exprimer dans un pays où la liberté de la presse est, chaque jour, un peu plus bafouée !

Ces nouvelles sont, chacune à sa manière, autant de pierres apportées à l’édifice du respect de l’autre, de l’affirmation de soi et de la liberté. Douze histoires qui nous emportent et qui toutes pourraient faire l’objet d’un roman.

Combien d’intellectuels, d’opposants ont révélé aux autres et à eux-mêmes leur état d’être profond en dépassant, à travers l’écriture, les limites de l’enfermement qui leur a été violemment imposé ? L’écriture est l’étape ultime de la résistance par laquelle Selahattin Demirtas a rejoint la cour des grands.

Résister jusqu’au bout ! Ne jamais renoncer ! Tels sont les leçons à tirer de L’Aurore. 
 
 
BIBLIOGRAPHIE 
L’Aurore de Selahattin Demirtas, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, éditions Emmanuelle Collas, 2018, 192 p.

 

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166