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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La fiction et ses doubles


Par Charif MAJDALANI
2008 - 04



Après un premier recueil de nouvelles, l’écrivain belge Bernard Quiriny vient de faire paraître, aux éditions du Seuil, un deuxième livre intitulé Contes carnivores. Ces contes carnivores sont une chose tout à fait singulière, un livre si rusé, si drôle, si plein d’allusions et de références, de clins d’œil et de jeux de miroirs, de faux-semblants et de chausse-trappes littéraires que l’on en sort enchanté, tout en s’interrogeant sur son auteur et sur le jeu même de l’écriture, de la fiction et de ses fonctions.

Contes carnivores est un recueil de quatorze nouvelles, dont certaines constituent des ensembles de petits textes, ou se décomposent en plusieurs histoires, comme ces Souvenirs d’un tueur à gages où un tueur raconte cinq des meilleurs ou des plus bizarres moments de sa carrière, ou comme ces Chroniques musicales d’Europe ou d’ailleurs, sorte de fictions d’articles de musicologie, ou encore ces Quelques écrivains, tous morts, fictions de chroniques littéraires. À première vue, les Contes carnivores oscillent entre le fantastique et le fantasque. Dans L’épiscopat d’Argentine, un évêque découvre un jour que Dieu lui a donné deux corps dans lesquels il le fait migrer sans logique apparente. Dans Qui habet aures, un homme se met un jour à entendre toutes les discussions qui se tiennent à son propos partout dans le monde et finit par tirer profit de ce pouvoir jusqu’à ce que cela, cocassement, se retourne contre lui. Mais dans nombre de nouvelles, Bernard Quiriny joue aussi sur toute une série de registres narratifs. Il invente l’anthropologie fiction dans Quiproquopolis, où un anthropologue explique comment il a résolu l’énigme de la langue incompréhensible des Yapous, peuplade d’Amazonie chez qui la communication se base sur le principe général du quiproquo. Il crée la botanique phantasmatique dans le conte éponyme où un homme imagine une plante carnivore dévorant le botaniste amoureux d’elle. Il fait de l’histoire de l’art imaginaire dans L’oiseau rare où l’on voit un peintre adopter l’œuf sous toutes ses formes comme support pour son œuvre. On se doute dès lors que ces Contes carnivores se mettent à osciller entre plusieurs sortes de référents explicitement revendiqués ou non. On y passe de l’érotisme sombre et violemment métaphorique d’André Pieyre de Mandiargues, comme dans Sanguine, où un homme pèle puis boit son amante comme un jus d’orange, au comique absurde et glacial d’Alphonse Allais, qui traverse, insidieusement, même les plus troublantes nouvelles.

Mais ce qui fait l’originalité la plus grande de ces Contes carnivores, c’est assurément leur écriture. Quiriny, comme les grands modèles qui l’ont précédé, d’Edgar Allan Poe à Jorge Luis Borges, module son style et varie ses techniques selon son sujet, et maîtrise d’une manière exceptionnelle les jeux simultanés de l’extrême vraisemblance et de la plus forte étrangeté des faits, notamment à travers cette façon de donner au narrateur le simple rôle de rapporter un événement inquiétant qu’un autre lui raconte, oralement ou par écrit. Ce dédoublement, comme un faux filtrage du récit, ancre l’histoire dans un vécu palpable tout en la maintenant à une distance qui favorise l’inquiétude et la perplexité. Mais une autre caractéristique de l’écriture de Quiriny, c’est évidement ce stratagème purement borgesien qui consiste à construire les nouvelles comme des critiques fictives ou des notes sur des livres ou des œuvres picturales ou musicales imaginaires. Non seulement chaque texte prend alors l’allure d’une « métaphore laconique », comme disait Borges en parlant de son propre parti pris narratif, mais l’écriture feint de passer de l’autre côté, elle fait mine de devenir (comme le soulignait un critique littéraire à propos de l’écrivain argentin) simple acte de lecture, d’audition, ou d’interprétation des œuvres d’autrui – œuvres par ailleurs génialement absconses ou étrangement poétiques. Fiction de commentaire, le texte devient un jeu de masques et brouille les repères et la paternité des choses inventées, des sujets et des histoires elles-mêmes. Ces brouillages et ces confusions sont d’ailleurs au cœur même de plusieurs nouvelles. Ils font du livre comme une réflexion sur l’identité et sur le côté aléatoire ou imaginaire de la propriété de tout, depuis l’image de soi jusqu’à l’œuvre que l’on crée. Et tout cela prend une dimension inattendue et extraordinairement ludique avec la présence, en préface au livre de Quiriny, d’un texte de Enrique Vila-Matas dans lequel l’écrivain espagnol écrit à la manière de l’écrivain belge, en citant ses personnages comme s’ils étaient réels. Si bien qu’on se prend à imaginer que Quiriny lui-même est une invention de Vila-Matas, ou l’inverse, que tout cela n’est que jeux de doubles et que, de ce livre, l’auteur est peut-être lui-même une (fameuse) fiction !

 
 
© Mathieu Zazoo
Quiriny maîtrise d’une manière exceptionnelle les jeux simultanés de l’extrême vraisemblance et de la plus forte étrangeté des faits
 
BIBLIOGRAPHIE
Contes carnivores de Bernard Quiriny, Seuil, 2008, 248 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166