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Rude Amérique
Trois nouvelles, trois destins solitaires, trois personnages tragiques en quête de rédemption évoluent dans l'Amérique idéale de Jim Harrison.

Par Jabbour DOUAIHY
2010 - 10

Jim Harrison n’en est pas à son premier recueil de novellas, récit dépassant facilement les cent pages et retraçant généralement le destin atypique d’un personnage américain en quête de l’amour, le vrai, malgré toutes les apparences d’une marginalité qui semble le vouer à la simple survie matérielle ou même biologique. Et il marque une préférence pour les recueils à trois nouvelles dont le plus connu reste sans doute Les Légendes d’automne, après l’adaptation cinématographique réussie (quoique parfois infidèle) qu’en fit Edward Zwick, tout comme le Wolf de Mike Nichols avec Jack Nicholson, ami et protecteur de l’écrivain.

Après La Femme aux lucioles (1990), Julip (1994) ou L’été où il faillit mourir (2005), Harrison livre, à 73 ans, une nouvelle triade avec Les Jeux de la nuit (The Farmer’s daughter) où il renoue avec un de ses personnages récurrents, Chien Brun, « sans boulot, ni téléphone portable (…) chassant et pêchant toute la journée », un de ces Indiens libres (« Il s’était alors dit qu’elle ne comprendrait jamais le plaisir inouï qu’il prenait à passer une journée en compagnie d’un torrent ») pour lesquels l’auteur avoue passion et empathie. Carnet de route de Chien Brun, corpulent, presque alcoolique, grand cœur, rentrant en pick-up Studybacker aux États-Unis après une fugue au Canada pour cause de démêlés avec la police.

Le Montana que Harrison connaît bien, avec sa nature difficile et charmeuse, revient aussi à travers Sarah, « la fille du fermier », avare de son corps et de ses sentiments, amie de Tim, un septuagénaire encore vert, lectrice gourmande de Dos Passos ou d’Henry Miller et ne rêvant que de venger l’humiliation d’un viol qui lui a été infligé par un méchant cow-boy à la fin d’une soirée arrosée.
Enfin, la lycanthropie quasi fantastique réapparaît, et après l’éditeur new-yorkais de Wolf, mordu par un loup sur une route déserte, le narrateur de la nouvelle-titre, fils d’un ornithologue engagé dans l’étude des colibris et d’une enseignante quaker, se voit aussi en pleine métamorphose et en proie à des pulsions agressives (sans perdre pour autant la sympathie du lecteur), surtout les nuits de pleine lune, après une morsure de louveteau lors d’une randonnée en forêt : « Le vacarme fut assourdissant et la cime de l’arbre s’enflamma. Mes jambes furent paralysées, je tombai durement sur les fesses et le louveteau enfonça ses dents dans la chair tendre de mon cou. Je hurlai. »

Harrison revisite donc avec une délectation mélancolique des personnages et des espaces avec une écriture qui évite systématiquement l’emphase, qui ne souligne rien et laisse le récit filer à sa propre vitesse. L’exercice n’est pas habituel, surtout dans ce qu’il est convenu d’appeler le roman occidental qui se construit le plus souvent en sommaires ou accélérations entrecoupées de scènes à valeur dramatique et décisive pour le destin du (ou des) personnages. En fait, Harrison préfère procéder par nivellement et dans les nouvelles qu’il nous livre, tout se vaut ou presque : manger une côtelette de porc dans un bar rural aux confins des zones habitées, faire l’amour à la sauvette dans un hôtel déglingué (on mange beaucoup et on s’aime beaucoup dans les nouvelles de Harrison) ou entreprendre une partie de chasse dans des forêts oubliées… Les histoires avancent en ressemblant plutôt à un carnet de route de ces héros voyageurs (« N’oublie pas Ô vagabond que la route marche aussi ») ou de ces femmes qui quittent leur foyer sur un coup de tête ou un coup de cœur. Les épisodes que la narratologie appelle « éléments perturbateurs » et qui décident du sort des personnages passent presque inaperçus dans le flot ininterrompu d’une narration rectiligne. À tel point qu’un lecteur distrait d’une petite phrase ratera forcément la suite des événements qui se bousculent à perte de souffle.

Pourtant tout se résout dans l’amour salvateur, et le fil ténu auquel s’agrippent ces héros de la marge (géographique et sociale) est la recherche de l’âme sœur qu’ils finissent par retrouver pour que la « bouleversante humanité » poursuive son bonhomme de chemin.


 
 
© Flammarion
 
BIBLIOGRAPHIE
Les Jeux de la nuit (The Farmer’s daughter) de Jim Harrison, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent, Flammarion, Paris, 2010, 335 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166