FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Nouvelles
Quand les dieux regardaient ailleurs


Par J. D.
2010 - 06

«Rosine, Caroline et Waël se sont croisés à Paris et n’avaient que le Liban à la bouche… » Ils se sont rejoints par l’écriture, « se passent leurs écrits, commentent, rectifient, une communauté d’écriture s’est spontanément formée ». Ils adoptent les calligraphies ludiques d’Antoine Abi Aad, bien à l’affût de cette « hybridation des langues » que les Libanais pratiquent si naturellement au quotidien, et voilà le projet qui prend corps : un recueil original avec l’artiste graphique à l’appui, six nouvelles écrites initialement en français, traduites en arabe et publiées dans les deux langues par les soins des éditions Saqi, deux pour chacun des trois auteurs qui affirment ainsi avec brio leur entrée dans le paysage littéraire francophone. Venus d’horizons pas toujours propices à l’écriture, l’ingénieur et consultante financière (Rosine, prix Forum des femmes de la Méditerranée pour la nouvelle), l’urbaniste (Waël) et la comédienne et danseuse (Caroline, déjà gagnante de la médaille d’argent du concours de la nouvelle aux Jeux de la francophonie) ont en commun ce penchant vers une écriture sobre, presque blanche, sur laquelle se détachent des destins féminins pathétiques sous la plume de Rosine Makhlouf, des profils de garçonsm déjantés signés Waël Barakat et des scénarios tendres ou tourmentés d’amour fougueux ou d’intolérance par Caroline Hatem.

 

Si la nouvelle est, à ce qu’on dit, l’art de la chute, les deux textes de Rosine Makhlouf opèrent un atterrissage touchant mais dramatique. L’accumulation des indices euphoriques semble ici condamnée à un retournement inattendu mais inscrit dans l’impossibilité de parfaire un rapport inégal : la jeune femme et sa domestique de maison ou la célibataire en mal d’amour et l’homme marié. Quand pour l’abdominoplastie on vend « quelques bijoux laissés par maman » ou quand on voit rouge sang si la petite Népalaise se pavane devant le miroir dans notre robe de soie verte, c’est un pan de la petite vie beyrouthine qui nous est ainsi amèrement conté.

 

Un libraire et un vendeur de climatiseurs comparent leur déprime sur fond de guerre de juillet 2006 entre le Hezbollah et l’État hébreu, une ancienne de « Sup de Co » de Paris, poussièrophobe en plus, s’offre une relation passagère entre Gemmayzé et Yarzé Country Club, avec un jeune homme amateur de poker électronique et pressé de rentrer à Paris : c’est une certaine jeunesse beyrouthine qui cherche ses marques que nous rappelle Waël Barakat avec parfois des crochets directs.

 

Caroline Hatem creuse dans les possibilités et les impossibilités de Beyrouth avec ses Fantômes d’exception, une histoire d’amitié et d’ostracisme violent, et se penche Sur la rue pour suivre l’architecte solitaire et Marie
Asturian, ou Michel qui « fait de la ménagère une Simone de Beauvoir ». Une tendre histoire d’amour qui se
termine avec une intense émotion dans la bouche de l’homme : « Elle s’éloigne sur la chaussée, une princesse que j’ai retournée dans tous les sens, sortie de son navire, la coïncidence entre ce corps inventé et cette femme qui traverse la rue me prend à la gorge… »

 

Ces textes, narrés pour la plupart à la première personne, illustrent une manière d’être et d’écrire aujourd’hui
à Beyrouth et soulignent pour chacun des auteurs une sensibilité et une approche particulières, mais surtout
prometteuses.

 

 

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Beyrouth aller-retour de Rosine Makhlouf, Wael Barakat, Caroline Hatem et A, Dar el Saqi, Beyrouth, 2010.
 
2020-04 / NUMÉRO 166