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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Laure Adler : « Je me sens africaine ! »


Par Jean-Claude Perrier
2019 - 12
Femme de radio, Laure Adler est une des grandes voix du service public français, à France Culture puis France-Inter, depuis plus de 40 ans. Femme engagée à gauche, pionnière du féminisme, elle a exercé un certain nombre de fonctions, dans les domaines politique (elle a été conseillère culturelle de François Mitterrand à l’Elysée de 1989 à 1993) et culturel : elle a notamment dirigé France Culture de 1999 à 2005. Elle est aujourd’hui présidente de la Commission scénarios au Centre national du cinéma. Éditrice, écrivain, elle est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés majoritairement à des femmes (comme Marguerite Duras), mais aussi à François Mitterrand, de recueils d’entretiens et de livres d’histoire. Avec Les femmes qui lisent sont dangereuses, elle a inauguré chez Flammarion une collection de volumes thématiques et chronologiques rassemblant un certain nombre de créatrices, passées et actuelles. La voici qui s’intéresse aux artistes, toujours « dangereuses ». 67 d’entre elles, peintres, sculpteurs, photographes, vidéastes, de la Renaissance (Sofonisba Anguissola) à nos jours (Lola Gonzalez, née en 1988), avec quelques stars (Frida Kahlo, Tamara de Lempicka, toutes les grandes surréalistes), différents pays représentés, et en particulier le Liban : on y trouve par exemple Etel Adnan, née en 1925 à Beyrouth où elle a beaucoup vécu et travaillé, et Mona Hatoum, née en 1952 à Beyrouth dans une famille d’exilés palestiniens, avant de s’installer à Londres au moment de la guerre civile. On peut leur adjoindre la plasticienne française Sophie Ristelhueber, à la croisée de la photographie et de la vidéo, qui a beaucoup travaillé autour des images de l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri, le 14 février 2005.

Sur son parcours, son travail, ses attentes, elle s’est livrée avec beaucoup de spontanéité pour L’Orient littéraire. 

Votre continent c’est l’Afrique ?

Absolument. Je me sens africaine, pas française ! De par mes sensations, perceptions, notamment des odeurs. Lorsqu’il pleut à Paris, je pense aux pluies tropicales, je sens encore la latérite. Ici, je me sens « exilée ». Et je vis encore pieds nus, comme là-bas. Même si je suis née à Caen, en 1950, parce que ma mère voulait accoucher dans sa famille – j’étais son premier enfant – je suis partie toute petite, à douze jours, pour la Guinée-Conakry. Mon père était ingénieur agronome, aux Potasses d’Alsace. Il avait été envoyé en poste à Conakry. Mes parents se sont mariés en Afrique. J’étais la fille, aînée de trois, un peu garçonne. J’ai été élevée par des boys, dont M. Wait, un Wolof, qui m’ont appris les rites, la cosmologie, le rapport à la terre. Mon père, qui travaillait aussi comme chercheur pour l’Orstom, m’emmenait avec lui dans la brousse, afin de connaître l’écosystème. Mes parents n’étaient pas de ces Blancs arrogants qui venaient « faire du CFA ». Ils étaient plutôt tiers-mondistes. J’ai défilé avec eux en faveur du président Sékou Touré qui, en 1958, a imposé à la France et à De Gaulle l’indépendance de son pays. Ensuite, ça a mal tourné, il est devenu un dictateur. Puis les autorités françaises nous ont fait partir, nous arrachant à cette terre. 

Vous êtes demeurée en Afrique jusqu’en 1967. Vous aviez dix-sept ans. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Oui, après la Guinée, nous sommes partis nous installer en Côte d’Ivoire, à Abidjan. C’était le moment des indépendances. Je me suis éveillée à la citoyenneté. J’étais élève dans un lycée modèle qui pratiquait la politique des quotas : 50 % d’Ivoiriens, 50 % de Français. On n’apprenait pas « nos ancêtres les Gaulois », mais l’histoire de l’Afrique. J’ai aussi appris un peu de sérère, et un peu de wolof. En 1967, le retour définitif en France a été un déchirement. Pensez : je passais d’une île sauvage au large d’Abidjan à Clermont-Ferrand, où mon père avait été muté. Il y vit encore, d’ailleurs, avec ma mère. Il a 97 ans.

Comment s’est passée votre intégration ?

Mal. À Clermont-Ferrand, j’étais paumée. J’étais élève au Lycée Jeanne d’Arc, un lycée de filles très strict. Les garçons, eux, étaient à Blaise-Pascal. Une personne m’a sauvé la vie : André Gide ! Avec deux copines, qui sont restées mes amies depuis, nous lisions avec passion, à la récréation, Les Nourritures terrestres. Nous connaissions le texte par cœur. Je suis tombée amoureuse de Nathanaël… Et puis j’ai été virée. J’ai raté mon bac en 1967. Et puis Mai 68 a commencé, à Blaise-Pascal. Ce fut pour moi une révolution dans tous les sens. J’ai découvert la communauté, la sexualité, la solidarité. Et aussi la littérature : Sartre, Beauvoir, Duras, nos idoles. 

Quand découvrez-vous le féminisme ?

Dès les années 70. Les groupes d’extrême-gauche, où je militais, étaient très machistes. Le MLF est né de la contestation du statut des femmes dans ces groupes de gauchistes. C’est l’époque où j’étais prof de philo. Ensuite, grâce à l’une de mes vieilles copines, secrétaire à France Culture, j’y ai fait un remplacement. 42 ans plus tard, j’y suis encore. Je suis la plus vieille, la « vétérane ». Un vieux doudou de « l’ancien monde » pour conjurer la modernité. 

Comment entrez-vous en politique ?

Depuis les indépendances africaines, je me méfiais de la gauche institutionnelle et même de François Mitterrand, qui n’y était pas, à l’époque, très favorable. Et puis je lui vouais une sorte de rancune personnelle, parce que c’est à cause d’une de ses réformes que mes études de médecine avaient échoué. Je m’étais réfugiée dans l’analyse et la psychanalyse, je suivais les séminaires de Deleuze, Foucault, Barthes, Lacan… Je n’ai jamais été encartée au parti socialiste, mais c’étaient mes amis. Je me suis réjouie de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, en 1981. Mais je n’aurais jamais imaginé que je le rencontrerais plus tard. C’est en 1986 que l’Élysée m’a appelée pour me proposer de devenir sa conseillère culturelle. Je n’ai toujours pas compris pourquoi ! La première fois, j’ai refusé. J’étais éditrice chez Plon, je travaillais à Canal plus. Puis j’ai accepté. 

Vous avez aussi refusé, plus récemment, le ministère de la Culture ?

Oui, sous François Hollande, que je connaissais depuis longtemps. Il m’a fait appeler par quelqu’un que je ne connaissais pas. J’ai cru à un canular. Et je me réjouis qu’il ait choisi, à « ma » place, Fleur Pellerin, qui y a déployé une énergie formidable. 

Quel souvenir conservez-vous de François Mitterrand, l’un des seuls hommes à qui vous avez consacré un livre ?

C’était quelqu’un d’assez sentimental, et extrêmement fidèle en amitié. Lors de la cohabitation, Jacques Chirac, qui vient de disparaître, était épatant avec lui. Il savait lui parler avec une grande proximité, une profonde humanité de la maladie, un sujet qui les avait rapprochés. L’autre homme sur qui j’ai écrit, c’est Georges Steiner. Il est toujours en vie, mais on ne peut plus communiquer avec lui. Il m’a ouvert l’Antiquité, Shakespeare, les humanités, indispensables pour comprendre le monde d’aujourd’hui.

Aujourd’hui, vous avez toujours une émission sur France Inter, « L’heure bleue », vous écrivez vos livres, et vous venez d’être nommée au Centre national du cinéma…

En effet. Je suis présidente de la Commission scénarios. Nous nous réunissons, nous lisons des projets, et nous accordons, ou non, à leurs auteurs, des aides l’écriture. C’est un gros travail, mais c’est passionnant, car nous découvrons, auprès de jeunes, ce que sera la création cinématographique dans quatre ou cinq ans. Le CNC est une belle institution, indispensable à la création en France. C’est aussi un observatoire sociologique des obsessions d’aujourd’hui. Et, si j’en crois ce que je lis, Macron a du souci à se faire vis-à-vis de la jeunesse, avec son discours sécuritaire. 

 
 
 

Les Femmes artistes sont dangereuses de Laure Adler et Camille Viéville, Flammarion, 2018, 160 p.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166