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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Vénus Khoury-Ghata : apprivoiser par la poésie, creuser par le roman


Par Georgia Makhlouf
2015 - 12
Romancière et poète, auteur d’une quarantaine d’ouvrages récompensés par de nombreux prix, dont le Grand Prix de poésie de l’Académie française, le prix Goncourt de la poésie, et le Renaudot du poche tout récemment, Vénus Khoury-Ghata continue d’enrichir une œuvre déjà immense par de nouveaux ouvrages, se déplaçant sans cesse entre poésie et roman. Son dernier livre, La Femme qui ne savait pas garder les hommes, parvient à aborder, entre rire et larmes, la question du deuil et interroge les raisons pour lesquelles une femme n’a pas su garder les hommes qui ont partagé sa vie. La passion pour l’écriture serait-elle donc incompatible avec l’amour, voire avec la vie elle-même ? Rencontre avec une grande dame de la littérature qui se décrit comme une voyante, comme une visionnaire. 

Comment vous est venue l’envie d’écrire ce récit très personnel qui revient sur la mort des hommes qui ont été vos compagnons ?

Comme cela m’arrive très souvent, j’apprivoise un sujet par le biais de la poésie. Ici, le sujet est la mort des êtres chers, ces gens qui partent mais dont l’écho reste tellement présent ; leur odeur est sur les matelas et les oreillers, leur souffle imprègne les murs, la trace de leurs gestes s’est déposée sur les objets. Cela m’a toujours tellement bouleversée, ces objets qui sont tout ce qui nous reste de ceux qui sont partis… Il y a en moi un côté halluciné, sinon je n’aurais pas été poète. Dans le roman, je sais ce que je fais, je réfléchis, j’écris, je construis, je grimpe comme un alpiniste qui doit arriver au sommet. Mais en poésie, je ne sais pas, parfois le poème me quitte, parfois il se donne à moi, c’est quelque chose de très mystérieux. La poésie est même pour moi un lieu de voyance. J’ai donc écrit Le Livre des suppliques dans un premier temps, et j’ai comme apprivoisé la mort d’Éric, survenue il y a deux ans. Cette mort m’avait laissée dans un état de souffrance tel que mon amie psychanalyste, Elisabeth Roudinesco, m’avait conseillée d’écrire ce que j’avais vécu et qui me faisait si mal. J’ai écrit pour moi, pour exorciser la souffrance. Je ne pensais pas publier ce texte. C’est Jean-Noël Pancrazi qui m’a incitée à le faire et qui m’a convaincue que je tenais là un texte littéraire. 

Vous apprivoisez votre sujet par le biais de la poésie ; quel est donc pour vous l’enjeu du roman ?

Après l’apprivoisement, je ressens le besoin de fouiller, d’approfondir, d’aller dans tous les recoins, de ne rien laisser de côté. C’est comme si je faisais un grand ménage ; je ne me contente plus de nettoyer là où ça se voit, je pousse les meubles, j’enlève les tapis, je traque la poussière partout. Je me suis ainsi souvenue de la maison d’Éric sur les hauteurs de Mexico avec ses six domestiques, du vigile posté sur le toit avec son fusil-mitrailleur, du sentiment permanent que j’avais, d’être sur le qui-vive, de la peur. Ça m’a fait du bien de creuser et de faire ressortir tout ça. Mais je suis également revenue, par l’écriture de ce roman, vers l’enfance, vers mon frère qui a sombré dans la folie et que l’on a interné, vers la guerre, vers la culpabilité qui a été la mienne pendant si longtemps.

Vous écrivez en effet des pages poignantes sur les divers visages de la culpabilité.

Oui, cela a commencé par la culpabilité de la toute petite fille qui cueille des fleurs sauvages dans le champ du voisin et que ce dernier fait s’agenouiller pour demander pardon, pendant qu’un gros chien lui déchire la robe. Cette scène enfouie dans ma mémoire est remontée à la surface, première d’une longue série de scènes marquantes où je me suis trouvée en position de demander pardon. Pardon pour le frère emporté vers l’hôpital psychiatrique et qui appelle au secours. Pardon pour m’être trouvée en France, à l’abri de la guerre et entourée par les plus grands poètes et hommes de lettres, pendant que le reste de ma famille vivait sous les bombes. Pardon de n’avoir pas été à l’écoute des hommes qui ont partagé ma vie, dont je me suis très bien occupée il est vrai, tenant la maison comme toute bonne épouse, mais toujours si pressée de repartir vers mes écrits, mes livres, ma poésie. Je ne leur parlais que pour évoquer mon travail : que penses-tu de ce titre, écoute ce poème… Je voudrais à présent les sortir de la tombe et qu’ils me parlent. Au fond, tout cela procède d’une même culpabilité, toutes ces culpabilités se creusent les unes les autres, se renvoient les unes aux autres…

L’écriture, dites-vous, vous sauve à chaque défaite, vous tient lieu de colonne vertébrale.

Oui, quelle déprime en effet, après la mort de Jean par exemple. Je ne pouvais plus écrire, je veux dire que littéralement, je ne pouvais plus tenir correctement un stylo, ce qui est une catastrophe pour quelqu’un comme moi qui écris à la main. Mes lettres étaient toutes tordues, je ne pouvais même pas me relire. J’ai eu recours à la psychiatrie. Il m’a fallu un an pour retrouver la capacité d’écrire et refaire surface. Les mots m’obsèdent, me harcèlent, mais m’obéissent au doigt et à l’œil. Je ne suis bien que lorsque j’écris. Et je pense souvent que c’est ma mère qui, bien qu’analphabète, m’a donné l’écriture, c’est elle qui m’a montré le chemin. Chaque soir après une journée de travail harassante, ma mère s’asseyait sur le seuil de notre maison, regardait les orties qui poussaient tout autour de chez nous et disait : « Demain, je vais arracher les orties ». Elle ne les a jamais arrachées, elle n’a jamais trouvé le temps. Mais dans mon recueil intitulé Orties, cette femme morte et enterrée traverse le pays pour arracher les orties. 

Vous revenez également sur l’histoire de ce frère poète, interné sur ordre de votre père. Est-ce une douleur encore vive ?

Oui. Mon frère avait été publié à 15 ans dans un journal libanais. Puis il est parti en France, et lorsqu’il est rentré deux ans plus tard, il délirait, il n’avait plus de poèmes. Nous n’avons jamais su ce qui s’était passé, plusieurs versions successives nous ont été données, toujours est-il qu’il avait appris à se droguer mais qu’il n’avait pas réussi à se faire publier. J’ai écrit mon premier poème sur son cahier de brouillon, avec son stylo.

Il y a toujours un point de départ autobiographique dans vos fictions, aussi éloignées de votre vie qu’elles soient de prime abord.

Oui, je pose toujours mes pieds sur ma vie, puis je saute dans la fiction, et là, il ne faut plus me chercher. Je ne suis ni une intellectuelle, ni une érudite, mes études de lettres sont loin derrière moi, je suis plutôt une voyante, une visionnaire. Ces emprunts à ma propre vie, je les fais parfois à mon insu, comme dans Le Moine, l’Ottoman et la femme du grand argentier où une chrétienne tombe amoureuse d’un musulman, ou encore dans Privilège des morts où une femme retourne au pays après la mort de son ex-mari. Mais cette dimension autobiographique ne doit pas laisser penser que le ton de mes romans est tragique. Il y a beaucoup d’humour dans mes écrits, à lire entre rire et larmes comme l’avait écrit un critique. 

Vous écrivez donc sans cesse ; avez-vous déjà un prochain ouvrage en chantier ?

Oui, plusieurs. Mais celui qui m’apporte une joie immense, qui est ma consolation dans cette vie, c’est la parution prochaine en février 2016 d’un recueil de poèmes dans la prestigieuse collection Poésie Gallimard. Depuis vingt ans, aucune femme n’y a été publiée. Il faut remonter à trente ans pour y trouver Emily Dickinson, Sylvia Plath ou Louise Labbé. Pierre Brunel a écrit une magnifique préface de dix-huit pages. Avec cette parution, je me sens comblée, je peux mourir en paix.


 
 
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D.R.
« Je pose toujours mes pieds sur ma vie, puis je saute dans la fiction. »
 
BIBLIOGRAPHIE
La femme qui ne savait pas garder les hommes de Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 2015, 125 p.
 
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