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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Avec Mahmoud Darwich


Par Georgia Makhlouf
2015 - 11
Paris, décembre 1991. Une jeune femme brune, journaliste, souhaite rencontrer un poète illustre, le plus célébré des poètes arabes. Mais lui est absorbé par son écriture et ses projets, cela fait quatre ans qu’il refuse toute interview, il a le sentiment d’avoir dit ce qu’il avait à dire, il n’a plus envie de se répéter, il préfèrerait que les critiques fassent leur travail et parlent de sa poésie et de ses livres. Il se défile, propose des rendez-vous qu’il finit par annuler, ou pendant lesquels il se contente de lui faire du café. Mais elle s’accroche. N’a-t-elle pas répondu, lors d’un entretien qui devait décider de son admission à la faculté de journalisme, qu’elle avait choisi ce métier pour pouvoir un jour interviewer Mahmoud Darwich??
 
Car c’est de lui qu’il s’agit, et la publication de cet entretien auquel il finira par répondre par écrit, accompagné du fac similé du manuscrit – l’un des très rares qu’il n’a pas déchirés?– est forcément un événement éditorial, cinq ans après sa disparition. Ivana Marchalian raconte ses rencontres avec Darwich, qu’elle s’empressait de consigner dans ses carnets aussitôt rentrée chez elle, avec la certitude qu’il lui faisait là un cadeau inestimable. Elle s’efforce de noter les paroles échangées, les gestes, ceux de la préparation rituelle du café ou de la promenade, dans ce Paris aimé par le poète, mouillé et si beau. Elle rapporte avec pudeur certaines tristesses qui le traversent, comme par exemple celle que provoque l’interrogation quant à «?l’après Paris?», interrogation qui forcément le tourmente. Il y a aussi quelques brefs dialogues. Lorsqu’elle le questionne sur les femmes aimées et quittées, il répond avec élégance qu’il n’a jamais blessé que lui-même. Darwich lit à la jeune femme quelques lignes d’un texte sur lequel il travaille et qui restera gravé dans sa mémoire?: «?La vérité a deux visages et la neige est noire sur notre ville/ Nous ne pouvons désespérer plus que nous l’avons fait/ Et la fin marche vers les remparts/ Sûre de ses pas?». 

L’entretien inédit passionnera à coup sûr les spécialistes de l’œuvre du poète et ses fervents admirateurs. Ils y trouveront matière à approfondir leur connaissance de sa démarche intellectuelle et poétique, et de son rapport au biographique. Car sont abordés les thèmes de la Palestine, de l’exil, de l’enfance ou encore Rita, nom poétique que Darwich donne non à une femme particulière mais à «?l’amour en temps de guerre?». L’entretien peut également se lire comme une sorte de poème où les beautés de la langue et les intuitions littéraires valent pour elles mêmes, où l’inventivité du regard séduit. Darwich évite les facilités, lui qui dit tenir de sa mère son goût pour l’ironie?: «?Autant nous avons besoin de poésie et d’amour de la poésie, autant nous devons nous en méfier, écrit-il. Cette belle obscure, la maîtresse incontestée des mots, capable de produire à l’infini des significations nouvelles, pourrait nous séduire par sa faculté de résoudre les grandes questions de l’existence, dont celle de la mort, qu’elle transforme en un jeu à figures multiples dont, en premier lieu la figure symbolique.?»

Écoutons-le encore?: «?Nous avons appris que le précipice n’a pas de fond. Nous avons appris à ne pas nous réjouir ni nous mettre en colère face aux surprises que l’histoire nous réserve.?» Pourtant, il nous faut continuer à rêver et à faire face au «?choc du réel par un choc poétique?». Nous ne pouvons désespérer plus que nous l’avons fait.



Ivana Marchalian au Salon
Table ronde autour de Je soussigné Mahmoud Darwich, le 30 octobre à 17h (Agora)/ Signature à 18h (L’Orient des Livres)
 
 
« Nous avons besoin de poésie et d’amour de la poésie »
 
BIBLIOGRAPHIE
Je soussigné Mahmoud Darwich de Ivana Marchalian, Actes Sud/L’Orient des Livres, 2015, 95 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166