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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Pierre Assouline : « La langue française est toujours conquérante »
Né en 1953 à Casablanca, Pierre Assouline est considéré comme l’un des meilleurs journalistes littéraires en France. Auteur d’une vingtaine de livres, dont La cliente et Lutetia, il a toujours excellé dans l’art de la biographie. Son dernier livre, Rosebud, est un exercice édifiant.



Par Laurent Borderie
2007 - 01


Après avoir exploré les destins de Georges Simenon, Gaston Gallimard, Hergé et Albert Londres, Pierre Assouline, ancien directeur de la rédaction de Lire, chroniqueur au Monde 2, au Nouvel Obs et à France Culture, s’est intéressé dans Rosebud à ces petites choses qui, comme les madeleines proustiennes, révèlent le cœur et la raison des hommes : Rudyard Kipling et sa Rolls, avec laquelle il sillonna les champs de bataille de La Somme, à la recherche obstinée de son fils disparu ; Paul Celan, dont l’inséparable montre, pour une fois délaissée, signifia à ses proches son suicide ; Jean Moulin et son écharpe, qui cachait le témoignage même de son engagement, gravé dans sa chair ; Henri Cartier-Bresson, dont la canne-siège marquait simultanément ses adieux à la photographie et sa renaissance dans le dessin ; Picasso, qui peignit Guernica rue des Grands-Augustins à Paris, là où Balzac écrivit Le chef-d’œuvre inconnu près d’un siècle plus tôt ; Pierre Bonnard, dont les poches recelaient un véritable atelier de peintre en miniature qu’il utilisait pour retoucher en douce ses tableaux exposés dans les musées... À travers ces rencontres avec des personnages, des époques et des lieux très différents, Pierre Assouline invite le lecteur à s’interroger sur son propre « Rosebud », sur ceux de ses proches et, pourquoi pas, sur celui de l’auteur lui-même...


D’où vient le titre de votre dernier livre, Rosebud ?

Ce titre correspond bien au cœur de mon projet, à savoir parler de ces petits riens qui peuvent trahir la vie et les choix d’un homme. Rien ne pouvait mieux expliciter ma démarche que de revenir sur le « bouton de rose » (Rosebud), le nom de la luge qui enchanta le futur Citizen Kane dans son enfance et qui constitua la clé de la vie du personnage. La sonorité en anglais est belle et mystérieuse à la fois. Elle séduit, elle attire, il n’est même pas nécessaire de savoir ce que ce mot signifie. C’est un hommage rendu à Orson Welles et à son chef-d’œuvre absolu. Un titre est toujours difficile à trouver. Au départ, j’avais pensé à Vignettes et puis, lorsque Rosebud s’est imposé, je n’ai pas pu m’en défaire.

Vous pensez vraiment qu’un « Rosebud » peut suffire à mieux comprendre un homme ?

À condition de tomber sur le bon, à condition de faire le bon choix. Il peut paraître arbitraire de composer un portrait à partir d’un détail et pourtant, cela peut s’imposer. Le portrait de Rudyard Kipling pour lequel j’ai retenu sa Rolls Royce m’a paru évident. Cette voiture m’a aidé à écrire sur l’errance de l’écrivain qui a visité tous les champs de bataille de la Première Guerre mondiale pour rechercher en vain le corps de son fils mort en France. Ce choix est arbitraire, j’aurais pu retenir If, le poème que Kipling a écrit pour son fils, mais je pense que la voiture qui conduit l’auteur à travers les champs boueux parle encore plus de l’homme que son œuvre.

Dans votre avant-propos, vous prévenez le lecteur, vous écrivez « Je me rends ». Comment, pourquoi, éprouve t-on un jour le désir conscient de se rendre ?

Je n’ai jamais voulu parler de moi, mais, dans Rosebud, j’ai décidé de me dévoiler, un peu et... beaucoup. Ce travail se présente comme une réflexion sur l’art de la biographie, j’étais un peu obligé de me dévoiler. Cela s’est imposé. Chaque livre vient à son heure, aucun livre n’est inutile. Il peut le devenir au vu des résultats critiques mais cela n’est pas important. Un livre reflète une époque, un instant de la vie de son auteur et lui permet d’écrire le suivant. Je suis conscient que Rosebud peut trahir un certain manque de pudeur, mais la prise de risque était indispensable.

Pierre Assouline a-t-il un « rosebud » ?

Je l’ai découvert il n’y a pas si longtemps. Beaucoup de gens me posaient cette question, mais j’étais incapable d’y répondre. Un jour, dans le métro de Londres, j’ai entendu une musique provenant d’une guitare sèche, et j’ai alors trouvé. Il s’agit de la mélodie du film Jeux interdits. Je ne sais trop pourquoi, cette musique semble être, chez moi, le nœud de tout. Elle, elle seule, me transporte dans un autre univers. Je pense que l’on peut avoir plusieurs « rosebuds », mais il y en a toujours un plus évident que les autres.

Vous avez acquis une grande renommée en publiant des biographies. En quoi ce travail s’apparente-t-il à celui du romancier que vous êtes aussi ?

Une vie est toujours un scénario, un roman, une pièce de théâtre. De tout cela qui fait une biographie, il faut savoir faire une synthèse... Je n’ai pas écrit de biographies d’hommes qui ont fait la grande histoire. Je me suis attaché à des éditeurs comme Gaston Gallimard, à des marchands qui ont révolutionné l’histoire de l’art comme Kahn-weiler. J’ai toujours eu envie de mettre en lumière des personnages qui étaient de premier plan dans leur travail mais sur lesquels il n’existait pas de livres. Les romans de leur vie sont, le plus souvent, éblouissants.

Le biographe, trop séduit par son sujet, ne risque t-il pas de tomber dans l’hagiographie ?

J’écris avant tout des biographies critiques, je ne veux pas me laisser aller à l’admiration pour mes personnages. Gaston Gallimard était un « planqué » pendant la Deuxième Guerre mondiale, Georges Simenon un tyran domestique. On peut toujours être déçu, mais cela n’est pas grave.

Le romancier que vous êtes aussi se nourrit-il de son travail de biographe ?


Un biographe se nourrit de tout ce qui est autour de lui. Il intègre une technique, des connaissances, l’époque qu’il évoque. Le biographe fait feu de tout bois, le romancier aussi, ces deux formes s’enrichissent. Pour l’instant, je ne travaille pas sur une biographie, je pense qu’il y a actuellement un tarissement du genre. J’écris un roman qui devrait s’appeler Baronne et qui couvrira l’histoire de France de 1870 à nos jours.

Votre roman La Cliente est devenu un téléfilm qui a connu un vif succès. Que pensez-vous des adaptations filmées des œuvres littéraires ?

Cela peut donner le meilleur ou le pire. Mon dernier roman Lutétia sera adapté au cinéma. Je ne veux rien savoir sur le scénario qui en découlera, je sais que les adaptateurs souhaitent « tuer » quelques personnages, je les laisse faire. Moi, je ne le pourrai jamais !

Quel regard l’homme de lettres que vous êtes, mais aussi le journaliste littéraire, pose t-il sur la rentrée littéraire passée ?


Une rentrée n’est jamais médiocre. Cette année encore, les meilleurs romans étrangers du moment ont été traduits. D’autres ont même été écrits directement dans notre langue par des auteurs non francophones. La plupart des grands prix littéraires 2006 ont été décernés à des auteurs dont le français n’est pas la langue maternelle. Cela illustre bien que la langue française est toujours vivante, conquérante et qu’elle porte un souffle.

Pourquoi selon vous la littérature arabe est-elle si peu connue en France ?

Nous croyons connaître la littérature arabe en France parce que nous connaissons des auteurs d’origine arabe qui écrivent directement en français comme Tahar Ben Jelloun, Yasmina Khadra ou Alexandre Najjar. Dernièrement, j’ai été fasciné par le roman L’immeuble Yacoubian qui est pour moi l’un des plus grands du moment, ainsi que par la remarquable adaptation cinématographique qui en a été faite. Al-Asawany s’inscrit dans la directe lignée des grands auteurs arabes comme Naguib Mahfouz ; il a  une portée universelle. En France, contrairement à d’autres pays, la littérature arabe est trop peu traduite. Elle est pourtant de très grande qualité.

Vous avez créé un blog littéraire régulièrement mis à jour, considéré comme l’un des plus importants sur Internet. Pourquoi avoir abandonné les chemins classiques des chroniques écrites ou audiovisuelles ?

J’ai en effet quitté la radio pour créer un blog intitulé La République des Livres. C’est une nouvelle forme d’expression qui m’offre des possibilités infinies. Je continue à exercer mon métier de journaliste, mais différemment. Internet me permet de m’adresser aux lecteurs urbi et orbi et ouvre sans cesse de nouveaux horizons que la littérature doit occuper !




Le blog de Pierre Assouline : passouline.blog.lemonde.fr

 
 
© Helie / Gallimard Catherine / Opale
« J’écris avant tout des biographies critiques. Je ne veux pas me laisser aller à l’admiration pour mes personnages »
 
BIBLIOGRAPHIE
Rosebud de Pierre Assouline, Gallimard, 2006, 220 p.
 
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