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Christophe Bataille, au cœur de l'humanité


Par Laurent Borderie
2015 - 03
«I           l n’y avait plus de gloire, de bombe, de jeunes chefs, mais une cohorte d’enfants », lit-on sur le bandeau du dernier livre de Christophe Bataille, L’expérience. À la fin de sa vie, un homme, narrateur unique de ce court récit, s’observe, se regarde et souffre. Le seul contact de sa chemise sur la peau le fait souffrir. Cet homme est revenu, comme Ulysse, du pays des morts. Le 21 avril 1961, ce jeune ingénieur qui avait trébuché lors du défilé du 14 juillet a participé aux essais nucléaires de Reggane, en Algérie, lieu de l’indicible expérience, dont il a été le témoin muet, interdit de parler par le gouvernement de son pays. L’homme et son équipe sont sortis du sas qui les protégeait de l’explosion. Ils ont vu la lumière, vu la chair d’une chèvre se déliter sur l’animal qui respirait encore. Dans ce roman court, serré, dense, Christophe Bataille consigne les souvenirs d’un homme qui écrit pour rendre hommage à ses compagnons disparus. Suivant une ligne imaginaire qu’il semble s’être fixée au fil de ses romans, l’auteur explore ce qu’est l’humanité au plus profond d’elle-même, ce que peut faire supporter une démocratie à ses enfants pour le seul prix de la grandeur, du pouvoir, de la puissance, du secret avec lequel les sacrifiés doivent se taire à jamais.

On ne peut s’empêcher lorsqu’on lit L’expérience qui traite des essais nucléaires français à Reggane en Algérie Française, de faire un rapprochement avec votre livre précédent, L’élimination, co-écrit avec le réalisateur cambodgien Rithy Panh. Ce dernier évoquait l’élimination du peuple khmer, L’expérience fait penser à celle possible de l’humanité.

Ce livre a commencé à mûrir dans mon esprit dès 2002 lorsque des articles sur les essais nucléaires français dans le désert algérien ont été publiés. J’ai pensé que c’était un sujet pour moi. L’évidence d’en faire quelque chose m’est apparue lorsque j’ai travaillé avec Rithy Panh sur le génocide cambodgien et les khmers rouges. J’avais approché un rescapé et je me suis souvenu du Psaume 22 de la Bible. Il dit : « J’ai traversé la vallée de la mort et je n’ai plus peur. » Après L’élimination, je me suis mis à la tâche. Je savais quelle forme donner à cet ouvrage. Il fallait se débarrasser de toutes ces notions qui nous forgent comme la Réparation, le Pardon, la Justice rendue et la Compréhension. Rithy Panh m’a légué cette façon de voir. Il m’a permis d'appréhender l'horreur avec douceur, sans avoir à taper du poing sur la table. Il y a une vraie noblesse dans cette appréhension des choses. Mon travail est de faire connaître. J'estime que c'est aux autres, pas à moi de demander justice. J’ai voulu aller sur ces terres, comme je suis allé au Kampuchéa avec Rithy Panh. À cela il faut ajouter mon amitié et ma collaboration avec le mathématicien Cédric Villani. Comme mon narrateur, témoin de cet essai nucléaire n’a pas de mots pour s’exprimer, il va vers les mathématiques. Je me suis posé les questions : Peut-on vivre cette expérience par les mathématiques ? Approcher la mort avec les mathématiques, y rester et revenir ? J’ai décidé de vivre cette expérience et d’aller dans ces lieux par les mots.

Vous avez travaillé dans l’économie de mots pour écrire cette histoire. Comment avez-vous procédé ?

L’art contemporain m’inspire. J’y trouve matière à nourrir mon travail. J'ai été inspiré par le film La jetée de Chris Marker, un film très court, énigmatique, qui laisse une impression inconfortable. Mon objectif était clair, je voulais écrire un livre inconfortable, que le lecteur ait l’impression de caresser du papier de verre. Je souhaitais que cette lecture permette de ressentir la maladie, la souffrance, les maux, l’horreur. Je souhaitais que cela laisse un aspect râpeux au lecteur. Ensuite il était question de la forme. Il fallait écrire un livre court à l’image de cet essai nucléaire qui a duré entre 25 et 45 minutes. Un temps très court qui peut s’avérer excessivement long au vu des conditions qu’ils ont supportées. Il me fallait une flamme, une épée, un propos aiguisé. Je voulais susciter des images simples, nettes. Donner à voir notre humanité dans cette lumière nucléaire créée par les hommes. Donner à voir des tableaux. J’ose espérer que cela touche le lecteur. Je ne suis qu’un écrivain. Il y a des chercheurs, des historiens des journalistes qui ont travaillé et qui poursuivront leur travail sur cet épisode de l’histoire. Cette forme poétique faisait que le livre était une petite bombe en soi… Le devoir des écrivains est de s’emparer de ces thèmes pour les rendre universels. Les mots permettent de partager l’expérience. Ils peuvent faire évoluer le débat, se replonger dans l’histoire.

C’est aussi une forme d’approche intime de la mort que vous essayez d’évoquer.

J’ai pensé à Ulysse qui va dans les champs de la mort et revient. Il ne dit rien selon Homère. Il a un regard ironique, comme un sourire en coin. Il y a un rapport étroit entre Ulysse et mon narrateur. Derrière cette lumière laide qui provient de l’explosion nucléaire, qui détruit, qui brûle les âmes, il y a peut-être une forme d’initiation. J’ai essayé de faire faire cette expérience à mon narrateur dont la peau se délite lorsqu’il écrit ces mots. J’ai souhaité surtout la faire partager. Si des écrivains, si des artistes peuvent faire cela, alors la mort n’a pas gagné. Je ne voulais pas entrer dans le champ médical mais aborder la métaphysique. Les corps de ces hommes qui ont été irradiés sont en souffrance. Ils sont animés d’une grandeur, d’une forme de noblesse. Cet instant a marqué leur vie. Ces hommes sont des enfants. Ils perçoivent que ce qu’ils vivent est dangereux, ils pleurent sous leurs masques. Ils marchent vers la lumière et la mort. C’est un instant beau et j’en parle sans excitation perverse. Ce texte n’a rien d’antinucléaire, rien contre la France non plus. Je voulais écrire sur l’homme qui marche vers la mort, qui apprend, qui revient et qui sait désormais. Je voulais que le lecteur marche avec moi vers la mort. Seule l’économie de mots me permettait d’arriver à cet objectif.

Cette histoire terrible d’hommes sacrifiés par un gouvernement démocratique vous permet aussi d’apporter une nouvelle réflexion sur l’institution politique.

Il y a aussi et surtout cela. C’était beaucoup plus clair avec les khmers rouges. Ils pouvaient assassiner, le crime était institutionnalisé. Mais comment peut-on admettre le sacrifice supposé de jeunes hommes dans un gouvernement démocratique ? Pierre Messmer qui était ministre à l’époque des essais a été interrogé sur ces événements en 2002. Il a répondu froidement : « Nous avions besoin de savoir, nous avions besoin de mesurer, nous avions besoin de connaître. » C’est tout cela un monde démocratique dans toute sa noblesse, sa grandeur et sa cruauté. Le narrateur, après avoir touché et vu la mort de près, rentre à Paris et n’est pas écouté par la jeune fille avec laquelle il danse. Cette jeune fille qui ne veut pas savoir c’est nous tous. À présent l'arme existe. L’expérience n’était pas un préalable à sa création. Lors de cet essai on ne fait qu’affiner, pour mieux préparer l’usage. Les démocraties peuvent toujours parler de désarmement, ce n’est plus possible, l’arme existe, elle peut tuer. C’est aux démocraties de ne pas en permettre l’usage. 

Définiriez-vous ce livre comme un livre pacifiste ?

J’ai essayé de donner toutes les sensations en même temps dans ce livre, de décrire le sable qui sous l’effet de la chaleur se transforme en verre. J’aimerais que le lecteur ait l’impression d’avoir pris un peu de la douleur de ces héros comme de la force de la France. Ce livre nécessite du temps pour être lu comme il m’en a fallu pour l’écrire. Les œuvres doivent travailler avec le temps. La maturation est nécessaire. Le romancier a pour mission de dire : je n’approche pas l’instant, je vous y place, allons-y. C’est efficace. Une telle charge n’est pas seulement portée par un témoin elle peut l’être encore plus par un artiste, un romancier, un peintre, un poète.

Depuis Annam, tous vos livres sont remplis par l’humanité, la force de la religion aussi ; est-ce votre matière première nécessaire ?

Je suis pétri par l’humanité, par la curiosité de l’autre. Je possède cette force que me donne mon métier d’éditeur. Je suis animé par la beauté de ce que je découvre, enrichi par tout cela. Dans mon esprit ce que font les autres remplace ce que je n’ai pas le temps de faire. J’ai la chance de découvrir de nouveaux romans, j’écris donc peu et tard la nuit. C’est une protection pour moi, une armure. Dans le peu de temps qu’il me reste je me frotte au genre humain. Le désir de puissance, de beauté, est une forme de protection contre tout ce qui est moyen et qui nous entoure. La rencontre de l’autre est nécessaire, elle m’anime, me porte, me pousse à créer et à aller au plus aigu.

Vous étiez aussi proche de l’économiste Bernard Maris qui a été assassiné dans les attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier. Comment vivez-vous ce drame ?

Face à l'horreur il y a l’attente d’une réponse. Je crois aux œuvres et à la succession des réponses qu’elles peuvent nous apporter. Il faut continuer à chercher pierre par pierre, à apporter la connaissance, la joie du partage. Trois jours avant sa mort, Bernard Maris m’a donné son dernier manuscrit qui s'intitulait : Et si on aimait la France ? Cet homme joyeux, mort dans la noblesse, a laissé un livre remarquable qui sera publié dans quelques mois. Il y parle de son amour pour son pays et donne ainsi une réponse à l’horreur dont il a été victime, depuis l’au-delà.




 
 
© Grasset
« Ce texte n’a rien d’antinucléaire, rien contre la France non plus. Je voulais écrire sur l’homme qui marche vers la mort, qui apprend, qui revient et qui sait désormais. »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’expérience de Christophe Bataille, Grasset, 2014, 85 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166