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Wassyla Tamzali, la révolution de l'intime
Figure majeure des combats féministes à Alger et sur la scène internationale, l'avocate et écrivaine Wassyla Tamzali est aussi très engagée sur les questions de laïcité, de démocratie et de dialogue méditerranéen. 

Par Georgia Makhlouf
2014 - 05
Née à Bejaïa (Algérie) en 1941, au sein d’une célèbre famille de notables algériens qui jouera un rôle de premier plan dans la guerre de libération, Wassyla Tamzali grandit dans une grande ferme coloniale au bord de la mer. Son destin bascule le jour où son père est tué par un militant du FLN. Cela se passe en 1957 et Wassyla a 15 ans. Malgré cette forfaiture et le malheur où elle la plonge, puis la nationalisation des propriétés familiales, la jeune femme se place résolument du côté de ceux qui s’engagent dans la construction de l’Algérie nouvelle et épouse leurs combats et leurs utopies. Mais les illusions vont se déchirer pendant les sombres années du terrorisme islamique.

Pendant dix ans, Wassyla Tamzali exercera comme avocate à Alger, puis deviendra directrice du programme sur la condition des femmes à l’Unesco. En 1989, elle rejoint le Front des Forces Socialistes où elle occupera des fonctions de direction, et en 1992, elle s’engage très activement dans le mouvement féministe maghrébin. En 2001, elle est nommée vice-présidente du Forum international des Femmes de la Méditerranée. Elle a publié un récit sur la guerre d’indépendance de son pays : Une éducation algérienne (Gallimard, 2007) ; Une femme en colère. Lettre d’Alger aux Européens désabusés (Gallimard, 2009) où elle interpelle les Occidentaux qui, au nom de la « laïcité ouverte » et du respect de toutes les religions, n’hésitent pas à sacrifier les droits fondamentaux des femmes. Plus récemment, elle a dirigé le recueil Histoires minuscules des révolutions arabes (Chèvrefeuille étoilé, 2012). 

Vous avez dirigé la rédaction du recueil Histoires minuscules des révolutions arabes. Pourquoi avoir choisi de vous focaliser sur des histoires minuscules ?

N’est pas minuscule qui veut ! Notre propos dans ce recueil était de saisir l’événement par ce qui en faisait l’originalité et le sens profond, c’est-à-dire de se situer à hauteur d’individu. Je fais partie de la génération de ceux qui n’ont jamais eu le droit d’être des individus. Nous étions pris dans la notion contraignante de peuple. Notion liberticide, comme le sont les notions de nationalisme, d’identité, de religion. Il y a aujourd’hui une volonté de réinvestir cette notion d’individualité. J’ajoute également que j’ai fait ce livre pour me faire plaisir et que j’ai fait appel à des amis dont deux Libanaises, Hyam Yared et Nadine Ltaif, pour en écrire les textes.

Il y a dans ce recueil des textes de fiction. Pourquoi avoir privilégié la fiction pour saisir ce moment historique particulier ?

Parce que le monde volait en éclats. Parce que les manières habituelles d’écrire et de penser n’avaient plus cours. Les révolutions arabes ont libéré l’inconscient. Mon objet c’est l’intime. Je voulais montrer les bouleversements de l’intime et la beauté terrible du surgissement de la liberté. C’est Hejer Charf, auteur canadien d'origine tunisienne qui, dans sa contribution au recueil, cite le poète irlandais Yeats : « Tout est changé, changé du tout au tout. Une beauté terrible est née ». J’ai repris ces mots dans ma préface car ils résumaient bien la situation dans laquelle se trouvaient les femmes et les hommes qui espéraient tant la démocratie pour leur pays, et qui en même temps se retrouvaient face au chaos et à l’incertitude. Mais c’est à cette seule condition que des choses nouvelles peuvent advenir.

Vous avez évoqué la notion d’identité comme étant une notion liberticide. Voulez-vous expliquer davantage pourquoi ?

L’Algérie est un pays peu marqué par l’urbanité ; la culture urbaine y est faible, voire inexistante. C’est la culture paysanne qui domine. Dans cette culture, on rentre chez soi dès que le jour tombe, dès qu’il n’y a plus de lumière. On pourrait parler de culture « biologique ». Cette culture qui est celle des campagnes et des montagnes est la matrice de la culture algérienne. Quant aux villes, elles ont été occupées par les colons, les Français et les Occidentaux en général. La conséquence de cet état de fait est que l’identité algérienne qui s’est construite en réponse à la situation coloniale est une identité fermée et rigide. Il en a résulté une certaine schizophrénie. Dans les sociétés contraignantes en effet, les individus peuvent difficilement se rebeller ; ils mènent donc une double vie : à l’extérieur de chez eux, ils sont des intellectuels brillants et contestataires mais lorsqu’ils rentrent chez eux, ils réendossent un comportement traditionnel. Le chemin est long vers l’acceptation de l’intime, vers l’expression d’une subjectivité.

Quelle place occupe cette question de l’intime dans la révolution ?

L’intime est le lieu des révolutions. Les changements se jouent à l’insu des individus dans une forme d’alchimie entre le social, l’intellectuel et le personnel. Ce qui me frappe dans la révolution tunisienne par exemple, c’est que ceux qui étaient au cœur des analyses et des réflexions n’ont rien vu venir des bouleversements qui ont eu lieu, ce qui prouve bien que ça se passe ailleurs. Une alchimie particulière se crée qui a pour conséquence que l’individu est poussé par une force qui le dépasse ; ça part de l’intime et ça rejoint le collectif. C’est ça une révolution. Je fais partie de ces intellectuels qui vivaient une situation schizophrénique. Nous avions les moyens intellectuels de cultiver notre jardin secret. Ceux qui sont descendus dans la rue ne vivaient pas cette schizophrénie. 

Et qu’en est-il de la situation particulière des femmes au sein de ces révolutions ?

On a vu beaucoup de femmes sur les places de la révolution, en Tunisie, en Égypte, à Bahrein. Alain Badiou dit que pour qu’il y ait révolution il faut un lieu unique où convergent toutes les catégories sociales ; il ajoute que c’est quand les femmes se joignent au mouvement qu’il y a révolution. Oui, on a vu beaucoup de femmes, mais beaucoup d’entre elles étaient voilées. Ces femmes ne sont pas descendues dans la rue pour défendre les droits des femmes mais pour contester des régimes corrompus et liberticides qui les empêchent de trouver du travail et de nourrir leurs enfants, qui mettent leurs hommes en prison. Ces femmes n’étaient pas des féministes, mais toutes les féministes étaient dans la révolution.

On parle parfois de « féminisme islamique ».

Je me suis longuement exprimée sur cette question de « féminisme islamique » que je juge dangereuse car elle usurpe le sens du féminisme ! Elle peut ainsi servir de couverture à l’islamisation de la société en toute bonne conscience. Le mouvement qui se fait appeler ainsi a été créé à Barcelone par des convertis, avec l’argent des wahhabites. C’est un instrument de propagande. Il ne peut y avoir de féminisme que laïc ; lui seul permet la déconstruction du schéma patriarcal élaboré par la religion, la famille, la nation. Sans cette déconstruction on ne peut arriver à l’égalité homme-femme.

Vous me disiez tout à l’heure que dans votre propre écriture, vous aviez une envie de fiction, que vous étiez tentée de vous éloigner de l’analyse politique. 

Oui, c’est vrai, mais comment est-il possible de s’extraire de la vie politique, d’échapper au poids des enjeux politiques dans nos sociétés arabes actuelles, de prendre de la distance par rapport à la réalité ? Cela me fait penser au cinéaste libanais Borhan Aalouié qui présentait son film Kafr Kassem à Cannes et qui, interpellé par une intervenante qui jugeait son film trop dur, lui avait répondu : « Si vous saviez comme j’aimerais faire des films d’amour ! ». Écrire, c’est se retourner sur le passé et c’est très difficile quand le présent est si brûlant. Il me semble que les plus grands romans de la littérature sont des romans de désenchantement. Flaubert par exemple, a inauguré une littérature moderne parce qu’il ne croyait plus en rien, comme en témoigne sa correspondance avec George Sand. Pour ma part, mon histoire est celle d’une génération qui a échoué, mais je ne suis pas encore désenchantée. J’ai encore tant d’inquiétudes. Et tant d’espoirs.





 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Histoires minuscules des révolutions arabes de Wassyla Tamzali, Chèvre-feuille étoilée, 2012, 300 p.
 
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