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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Mordillat, intransigeant et multiple
Auteur, poète et cinéaste prolixe, Gérard Mordillat a d'abord été ouvrier imprimeur. Il en a gardé un profond attachement à la cause du peuple. Rencontre avec un  homme ténébreux et intransigeant.

Par Katia GHOSN
2013 - 12
Gérard Mordillat dérange. Et pour cause. Né en 1949 dans le vingtième arrondissement parisien, cet écrivain et cinéaste hors normes incite à la réflexion et au défi. Ses interprétations ou conclusions, quand  il aborde les  sujets religieux, provoquent toujours des controverses et suscitent souvent réserves ou critiques. Loin de se réclamer de l’art pour l’art à la Robbe-Grillet ou de réconforter la bourgeoisie bien pensante, il crie à qui veut l’entendre que la littérature ne peut être qu’engagée. « La France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution », écrit-il dans sa préface de Qu’est-ce que le capitalisme de Karl Marx (éd. Demopolis, 2010). L’ambition littéraire est pour lui inséparable d’un projet politique. Les Vivants et les morts (Calmann-Lévy, 2006), son roman à grand succès, vendu à 220 000 exemplaires, est adapté au petit écran par Mordillat lui-même et rencontre une grande audience. L’aventure n’est pas renouvelée par France Télévision. La proposition d’adapter Notre part des ténèbres (Poche, 2009), un roman non moins provocateur, reste sans réponse. Un drame social mettant en scène la situation précaire des travailleurs et dénonçant la violence patronale alerte le pouvoir, qu’il soit de droite ou de gauche. La France de l’ombre continue pourtant de l’écouter. Ce que savait Jennie (Calmann-Lévy, 2012), écrit avec la même verve, fut un autre grand succès éditorial. Auteur prolifique, une vingtaine de romans et autant de films, jalonnent son parcours. Cependant, il est impossible d’appliquer à Mordillat la règle selon laquelle un auteur n’écrit jamais, au fond, qu’un seul livre. D’une foisonnante multiplicité, son œuvre compte de la fiction, des romans autobiographiques dont Rue des Rigoles qui vient d’être réédité (Poche, 2013), des recueils de poésie et plusieurs essais coécrits avec Jérôme Prieur autour des textes bibliques et du Nouveau Testament (Jésus contre Jésus, Jésus après Jésus, Jésus sans Jésus…). Ces essais, parus aux éditions du Seuil, sont issus des séries documentaires pour Arte : Corpus Christi, L’origine du christianisme et L’Apocalypse, vues par des millions de téléspectateurs. Quant à ses tribunes politiques, affûtées aux impératifs catégoriques du socialisme jaurésien, elles sont un grand moment de débat politique. L’écriture de Mordillat, portée par une insoutenable ironie, soulève les émotions tout en évitant soigneusement la surenchère émotionnelle. 

Comment en êtes-vous arrivé à la littérature ? 

J’ai travaillé comme ouvrier imprimeur à Paris. La revue Les lettres nouvelles, dirigée par Maurice Nadaud, siégeait en face de mon lieu de travail. Un jour, j’ai décidé de traverser la rue pour y porter des poèmes en prose qui ont été publiés. C’était la première fois que je contactais un éditeur. 

Pourquoi la poésie vous a-t-elle interpellé en premier ? 

J’avais une grande culture poétique. La poésie n’était pas pour moi un épanchement d’adolescent mais revêtait quelque chose de sérieux. J’étais admiratif du groupe du « Grand jeu », notamment René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, du poète américain Ezra Pound, d’Antonin Artaud et de Jacques Prévert. La forme poétique renvoie, par ailleurs, une image du monde plus forte et plus juste que n’importe quelle photographie : une page imprimée d’Antonin Artaud donne à voir la fragmentation et la polyphonie du monde avant même de passer par la lecture. La poésie se nourrit également de l’univers sonore qui nous entoure et le dit plus fortement que la fiction. Elle est un exercice de soi alors que le roman, cultivant l’intersubjectivité, est un exercice des autres. 

Vous avez été directeur des pages culturelles de Libération de 1979 à 1981. Pourquoi avez-vous quitté ce journal ? Et que pensez-vous de la critique littéraire aujourd’hui ? 

J’ai quitté Libération pour me consacrer au cinéma et aux livres. Ce système où l’on est à la fois éditeur, critique littéraire, auteur, chroniqueur à la radio, est pervers ; il remplace le travail critique par la promotion et les articles de complaisance. Dans un travail critique, la question centrale n’est pas de dégager le sens premier d’une œuvre, mais de révéler les éléments qui président à sa genèse et de donner au lecteur une approche plus intime, en décalage avec sa propre lecture. Malheureusement, les commentaires sont à un niveau affligeant de la paraphrase, et les opinions puisent sans réserve dans la boîte des superlatifs. 

Comment est née votre histoire avec le septième art ?

Le hasard a fait que j’ai rencontré Roberto Rossellini à la Cinémathèque. Pendant trois ans, j’ai écrit avec lui sur le terrain politique sans qu’il parvienne à produire un film de mes travaux. Il avait une réputation d’immense artiste mais, sur le plan commercial, il ne parvenait pas à trouver du financement et n’avait eu que des échecs. Plus tard, Gérard Guérin m’a proposé d’écrire le scénario de son film Lo Païs (1973) et d’être son assistant, travail que j’ai fait par la suite auprès d’autres réalisateurs. Avec Nicolas Philibert, nous avons tourné notre premier film La Voix de son maître (2007) sur le discours patronal, film qui a d’ailleurs été censuré à la télévision française. 

Vous n’aimez pas le théâtre. Pourquoi ?
 
La représentation théâtrale ne m’émeut que très rarement. La prise de pouvoir des metteurs en scène sur le texte fait qu’aujourd’hui ce qui prime est ce que l’on peut faire à partir d’un texte, et non ce que le texte exprime profondément. L’acteur n’arrive plus à produire une interprétation originale. En revanche, je suis  un grand lecteur de théâtre, particulièrement des pièces de Shakespeare et de Harold Pinter. 

Qu’en est-il des liens entre littérature et politique ?

Je vais vous raconter un bref apologue juif : tous les jours, un Juif riche, très bien de sa personne, se regarde dans un miroir et, tous les jours, ce Juif, élégant, séduisant, satisfait de lui-même, s’admire et se ravit de ce qu’il voit. Jusqu’au jour où un rabbin efface le tain du miroir. Le Juif découvre alors la réalité du monde. Mon travail de cinéaste, d’écrivain, c’est d’effacer le tain des miroirs. 

Vous écrivez que Le Capital est non seulement un traité d’économie politique, mais un « objet littéraire ».

En effet, la correspondance de Marx et d’Engels montre la place prépondérante de la littérature dans Le Capital. Marx avait le sentiment et l’ambition de réécrire Tristam Shandy de Sterne. Ses grandes références étaient Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift et les œuvres de Charles Dickens. Ses démonstrations économiques, comme celles sur le travail des enfants, sont tirées de Dickens. Il n’y avait pas chez lui d’hiatus entre le travail littéraire et le travail politique ; Marx savait que la littérature agit très directement sur le monde. 

Quelle approche adoptez-vous, avec Jérôme Prieur, dans vos séries télévisées sur « l’origine du christianisme » et « l’origine de l’islam » ?

Nous faisons un travail de critique textuelle et de critique historique. Croyants ou non, nous vivons dans une société directement issue du Nouveau Testament, de la Bible et du Coran. Il s’agit de comprendre de quelle histoire nous sommes les protagonistes et comment cette histoire s’est constituée. Prenons, par exemple, le Papyrus Bodmer. C’est une ancienne copie de l’Évangile selon Jean, écrite autour de 170, et le document historique le plus ancien que l’on connaisse. Nous pouvons lire au chapitre 19, à propos de Pilate : « Il le leur livra. » Dans le contexte de ce passage, le pronom « leur » désigne les Juifs, ce qui est une écriture polémique de l’histoire : Jésus a été condamné et crucifié par les Romains. L’incrimination des Juifs va devenir l’histoire officielle de l’Église. Le pronom « leur » déplace l’accusation et serait à l’origine de l’antijudaïsme chrétien ; il a par ailleurs une puissance que nul ne peut plus effacer. Dans les documentaires sur « l’origine de l’islam », à paraître sur Arte en 2014, ce qui nous intéresse c’est de mesurer, à partir du texte coranique, l’influence du judéo-christianisme et d’explorer les figures de Jésus et de Marie dans le Coran ainsi que celle de Mahomet. Ces textes témoignent aussi bien de ce que nous sommes aujourd’hui que de la puissance de l’écriture.

Comment pensez-vous la synthèse du texte et de l’image ?

J’ai évoqué cette question dans un article au Monde diplomatique (août 2013). Le texte et l’image ne sont pas en confrontation mais dans un rapport « d’intimité première ». Le tableau est un miroir car ce qu’on voit c’est soi-même. C’est un miroir voilé qui permet en quelque sorte de passer de l’autre côté du miroir. Lire un livre, c’est se lire soi-même dans les mots d’un autre.

 
 
© François Catonné
« Mon travail de cinéaste, d’écrivain, c’est d’effacer le tain des miroirs. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166