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Rencontre
La vie à quatre mains
Ils sont frères et écrivains, de ces écrivains qui font volontiers de leur vie personnelle la matière première de leurs livres. Rencontre avec les très médiatiques Poivre d’Arvor.

Par Lucie Jeffroy
2013 - 11
L’aîné, Patrick, figure médiatique, est l’ex-animateur de journal télévisé le plus connu de France. Dans Seules les traces font rêver, il compulse 40 ans d’une vie professionnelle débordante de rencontres. Le second, Olivier, ancien diplomate, est l’actuel directeur de la radio France Culture. Longtemps « frère du précédent », il est sorti encore un peu plus de l’ombre cette année, avec Le jour où j’ai rencontré ma fille. Il y raconte, sans réserve, la découverte, à près de 50 ans, de sa stérilité puis, en 2009, l’adoption d’Amaal – son nom dans le livre –, une Togolaise âgée de 7 ans.

Dans votre « autobiographie séminale », Olivier Poivre d’Arvor, vous retracez votre rapport à la paternité : du rejet de la procréation influencé par votre lecture de Nietzsche ou Kierkegaard, quand vous étiez plus jeune, jusqu’au désir irrévocable de devenir père après la découverte de votre stérilité. Qu’est-ce qui a motivé le besoin de partager cette expérience si intime ?

Olivier. Le fait de s’écrire soi-même est une manière d’entamer un dialogue avec des gens qui vont trouver des correspondances dans leur propre vie. C’est un rapport au monde : ne pas rester seul avec son émotion et la partager. D’autant qu’il est rare que les hommes fassent l’aveu de leur stérilité. Dans l’histoire de la littérature et y compris dans les mythes, ce sont les femmes qui sont stériles. Les hommes, eux, sont toujours fertiles. Quant à l’adoption par des pères célibataires, elle est également très rare. L’année où j’ai adopté, on était 17 sur plus de 2 000. 

Vous écrivez qu’avant le choix de l’adoption, vous avez réfléchi à plusieurs solutions pour devenir père malgré la stérilité. N’en trouvant pas, vous êtes allé jusqu’à imaginer que votre frère, Patrick, puisse procréer à votre place avec une ancienne de vos amantes…

Olivier. J’ai un rapport assez faible à mon père. Pour moi, les figures masculines ont toujours été celles incarnées par mon grand-père et par mon frère, Patrick, de onze ans mon aîné. Cette relation fraternelle a été déterminante, y compris en ce qui concerne ma paternité. Quand Patrick a eu son septième et dernier enfant, François, à un âge à peu près aussi avancé que le mien, j’ai réalisé qu’être père, même tardivement, pouvait être une intense source de bonheur. Cela dit, dans le livre, l’idée que mon frère puisse procréer à ma place relève du fantasme, de l’invention.

Vos livres ont en commun de répondre à une urgence autobiographique. À travers eux, qu’est-ce que vous avez découvert l’un de l’autre que vous ne connaissiez pas encore ?

Patrick. Olivier m’avait envoyé le manuscrit de son premier jet. J’ai effectivement trouvé des choses et des faits que je ne connaissais pas de lui. Mais je ne veux pas les livrer car ce serait éventer nos secrets de famille. 
Olivier. Dans Seules les traces font rêver, Patrick raconte sa traversée du monde professionnelle et sociale. C’est davantage dans son précédent livre, L’Expression des sentiments, sur la disparition de notre mère, que j’ai appris des choses sur lui. J’y ai découvert une tendresse et un très grand besoin d’amour maternel. Alors que j’étais probablement plus proche de ma mère, j’aurais eu moins de choses originales à écrire sur elle. Le « livre de notre mère », c’est donc Patrick qui l’a écrit, pas moi. 

Dans Seules les traces font rêver, Patrick, vous évoquez les relations privilégiées que vous avez eues avec certains des plus de 5 000 écrivains que vous avez interviewés en 20 ans. Quelle rencontre vous a le plus influencé en tant qu’écrivain ?

Patrick. J’ai été très lié à Jean-Marie Le Clézio. Un jour, on s’est retrouvé ensemble sur un bateau qui reliait Chypre à Beyrouth et on a beaucoup discuté. Puis on s’est retrouvé plus tard, sur un autre bateau près de l’île Maurice, dans un moment fort : moi parce que je vivais un épisode personnel douloureux, et lui parce qu’il était en pleine création de son livre La Quarantaine. Je ne vais pas parler d’influence, ce serait très présomptueux de ma part : il est Prix Nobel de littérature. Mais, je dois dire que le fait que cet homme d’une immense timidité ait écrit de si beaux livres, ça rassure tous les timides. Ça vous encourage à écrire. 

Dans vos livres respectifs, il y a aussi cette obsession, commune, de laisser une trace. « Nos livres nous survivent comme les enfants », écrit Patrick. Chez vous, Olivier, l’enfant est défini comme « une garantie de l’éternité ».

Patrick. J’ai présenté tout au long de ma vie plus de 10 000 journaux télévisés. Qu’est-ce qu’on retient de ces JT ? Presque rien. Tout cela est volatile. En revanche les livres, ça reste. Dans cinquante ans, quelqu’un tombera, qui sait, sur un de nos livres dans une région reculée du Liban. J’aime bien cette idée-là. 
Olivier. Dans notre famille, les traces des ancêtres étaient très faibles. Avec Patrick, on a essayé de ressortir notre patronyme de l’oubli, de laisser une trace dont pourront s’emparer plus facilement nos enfants.

Dans Le frère du précédent, J.B. Pontalis analyse la relation tragique et haineuse qu’il a entretenue avec son propre frère à l’aune de celles de frères célèbres : les Van Gogh, les frères de Montgolfier, etc. Comment qualifieriez-vous le « couple fraternel » que vous formez ?

Patrick. Pontalis raconte notamment que les cheveux d’Edmond de Goncourt ont blanchi instantanément au cours de l’enterrement de son frère. Il a eu un choc tellement violent qu’il en est pratiquement mort à l’intérieur. À propos de Théo et Vincent Van Gogh, il n’y a pas si longtemps, nous étions, Olivier et moi, à Auvers-sur-Oise dans la chambre où Vincent Van Gogh est mort dans les bras de son frère… C’est magnifique de voir un tel attachement. Nous avons aussi, Olivier et moi, un rapport fusionnel. Nous avons eu la chance de ne pas connaître ce que Pontalis a vécu avec son frère.
Olivier. Moi je me suis beaucoup construit avec un grand frère à la fois modèle et contre-modèle. Aujourd’hui, je me dis que quand mon frère partira, s’il part avant moi, ce sera une épreuve très douloureuse. Nous avons inventé, créé cette relation très forte. Nous avons partagé beaucoup d’émotions et nous avons écrit aussi des livres. Non seulement des essais, des livres historiques, de voyage, mais aussi deux fictions : Disparaître et J’ai tant rêvé de toi. Et arriver à faire ça, c’est une fusion très rare. 
Patrick. D’une certaine façon, c’est un accouchement. On peut dire que nous avons fait deux bébés ensemble. 

Lorsque vous écrivez à quatre mains, comment vous y prenez-vous ? Qui écrit quoi ?

Patrick. On a écrit plein de livres, sur les pirates, les corsaires, les aventuriers, Jules Verne, des livres pour enfants. Pour le premier, Le roman de Virginie, c’était facile parce que chacun avait son chapitre. Après, on a fait un livre un peu raté : La Fin du monde. Quant aux romans, ils sont de fait le fruit d’une écriture réellement commune, polie par de nombreux va-et-vient. Ce n’est ni mon écriture ni la sienne, c’est une troisième écriture.





 
 
D.R.
« Les cheveux d’Edmond de Goncourt ont blanchi instantanément au cours de l’enterrement de son frère »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le jour où j’ai rencontré ma fille de Olivier Poivre d’Arvor, Grasset, 2013, 264 p.
Seules les traces font rêver de Patrick Poivre d’Arvor, Robert Laffont, 2013, 369 p.
 
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