Christophe Ono-Dit-Biot et l’amour à mort
Par Lucie GEFFROY
2013 - 10
«Je ne crois pas que notre époque puisse se raconter sous la forme d’un roman », dit le narrateur, César, dans Plonger. Votre livre semble pourtant vouloir prouver exactement le contraire.
César pense que la seule chose continue dans notre époque, c’est l’interruption. Pour raconter le destin d’une femme, l’histoire d’un amour, il faut du temps, de l’amplitude. Il doute que cela soit encore possible aujourd’hui. Mais l’histoire qu’il nous raconte finit par être bel et bien un roman. En tant que genre, le roman est souvent décrié, on lui prédit une mort prochaine. Je pense exactement le contraire. Le bon vieux roman en a encore sous le pied.Â
Plonger se présente sous la forme d’une longue lettre écrite par César à son fils Hector et répond à une urgence : décrire un monde sur le point de disparaître.
L’écriture du livre a été déclenchée par un événement de ma vie personnelle : en 2008, je suis devenu papa d’un petit garçon. Cette naissance a mis l’éternité devant moi ; c’est pour ça que j’ai choisi comme exergue « je ne mourrai pas j’ai un fils ». Mais dans le même temps, une question s’est posée à moi : s’il m’arrivait quelque chose, qu’est-ce que j’aurais envie de lui laisser, quelle histoire j’aurais envie de lui raconter ? Réponse : l’histoire d’amour dont il est issu, une histoire de notre époque, dans une Europe très contemporaine. Je suis parti d’une image que j’avais en tête : une femme nue, sans vie, sur la plage d’un pays arabe. Plonger est une variation du mythe d’Orphée et Eurydice : c’est la résurrection par les mots d’une femme adorée.Â
Le livre navigue entre fiction et autobiographie. Le narrateur va même jusqu’à indiquer une vidéo visible sur Internet qui mettrait en scène un passage-clef du livre : la procréation d’Hector. Peut-on parler d’autofiction ?
Je me suis beaucoup amusé à brouiller les pistes dans ce livre… Pour moi, l’autofiction n’a jamais été une catégorie pertinente. Comme disait Flaubert : « Madame Bovary c’est moi. » Je suis dans tous mes personnages, autant Paz que César ou Marin.Â
Le narrateur de Plonger est un homme qui a beaucoup voyagé, notamment en Orient, et qui décide de ne plus quitter le Vieux monde. Sa femme, au contraire, voit dans le Nouveau monde une échappatoire salvatrice. Cette opposition n’est-elle pas un peu dépassée ?
Le « Europe bashing », le fait de taper sur l’Europe, de dire sans arrêt qu’on est fini, qu’on ne vaut plus rien, m’énerve prodigieusement. J’avais cette volonté de réhabiliter le Vieux monde. Dans le Nouveau monde que je décris, même l’air est artificiel. Je vois cette opposition comme une bataille autour de ce qu’est l’art, l’artificiel, l’artifice.Â
Dans vos livres, il y a souvent cette idée d’échapper à la modernité. Interdit à toute femme et à toute femelle (2002) évoquait des moines du mont Athos, coupés du monde. Paz, elle aussi, s’extrait délibérément du monde.
Paz est dans une quête d’absolu, elle veut échapper à son quotidien. Elle est fascinée par les requins. Or le requin est un animal qui n’a pas évolué depuis 450 millions d’années : c’est une icône primitive. Paz choisit pour échappatoire un monde archaïque. Elle va au fond des âges et plonge au fond de l’eau. Littéralement et symboliquement, elle quitte la surface des choses et choisit la profondeur.Â
L’autre échappatoire possible, c’est l’art, qui joue un rôle très important dans la vie du narrateur. Hector a carrément été conçu dans une œuvre d’art.
Je ne peux pas vivre sans art. Quand j’ai les idées en désordre, le rapport à l’œuvre m’apaise immédiatement, me calme et me reconstruit. Cela me plaisait de mettre en scène les artistes. Cette baleine géante dans le ventre de laquelle Paz et César font l’amour est une Å“uvre de Loris Gréaud : Le pavillon Gepetto. C’est un hommage à Jonas dans le ventre de la baleine et évidemment à Pinocchio qui est lui-même une reprise du mythe de Jonas dans la baleine. Elle symbolise le retour à l’enfance. Tous les artistes contemporains dont je parle dans mon livre sont de grands enfants qui ont cette sorte de naïveté active que j’adore. Ils cultivent cette capacité à s’étonner et à étonner les gens. L’art dans ma vie joue cette fonction d’étonnement et d’effacement de l’anxiété. C’est pour ça que j’aime bien la phrase de Jeff Koons : « L’art est cette quête permanente de l’anxiété. »Â
La méfiance du narrateur à l’égard du monde se fonde sur deux expériences : le tsunami dans l’océan Indien et une arrestation à Dahieh dans la banlieue sud de Beyrouth. Pourquoi ce choix ?Â
Ces deux expériences ne sont pas du tout romancées. Tout ce que je décris, je l’ai vécu, senti, expérimenté. Ce sont deux étapes importantes de ma vie de journaliste et qui, dans le roman, modifient la perception du monde de mon personnage. J’ai couvert le tsunami aux Maldives, en 2004 ; j’avais 29 ans. Voir des cadavres de touristes en maillot de bain sous des bâches, il n’y a pas plus terrifiant. C’est l’absurdité d’une vague qui transforme un lieu de loisir en enfer. Le passage au Liban raconte l’absurdité humaine : je me suis retrouvé dans un interrogatoire où je n’avais aucune réponse à donner. Ce jour-là , je me suis demandé : qu’est-ce que je fous là  ? Quand mon personnage rencontre l’amour, il se demande si tout ce qu’il a vécu avait vraiment un sens. Il le trouve désormais dans l’amour.Â
Le livre rend hommage à L’herma-phrodite endormi, statue exposée au Louvre. Qu’est-ce qui a motivé ce long passage ?
C’est une statue que j’aime beaucoup, surprenante. On pense que c’est une femme allongée, et en faisant le tour de la statue, on s’aperçoit que c’est un homme. C’est d’une grande modernité. Il s’agit en fait d’un homme, Hermaphrodite, et d’une femme, la nymphe Salmacis, réunis par Zeus, fusionnés pour l’éternité. La statue est une invitation à l’amour, au sens platonicien. « C’est le couple le plus heureux que je connaisse », dit le guide.Â
Le roman porte un regard très critique sur votre milieu professionnel. « Il n’y a plus de journalisme, il n’y a que du suivisme », dit César. Pourquoi vous n’arrêtez pas le journalisme, Christophe -Ono-Dit-Biot ?
Surtout pas. J’adore ce métier. D’ailleurs, les écrivains que j’aime le plus étaient aussi journalistes : Maupassant, Théophile Gautier – qui était critique d’art –, Joseph Kessel bien sûr. Le journaliste est « celui qui descend dans la rue », comme le dit Norman Mailer.Â
Votre précédent roman, Birmane, portait l’héritage d’Orwell et de son histoire birmane. Quels auteurs vous ont inspiré pour Plonger ?Â
Sans aucun doute Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald. Pour moi, Fitzgerald est le plus grand peintre du couple et de l’amour. Et détail amusant : le personnage principal de son roman s’appelle Dick Diver, le plongeur… J’ai été très imprégné par Homère. Je relisais L’Iliade et L’Odyssée au moment de l’écriture. La musique m’a également beaucoup influencé : le Requiem de Mozart, mais aussi le groupe new-yorkais Interpol et leur chanson que je cite « Stella Was a Diver and She Was Always Down ».