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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Larbi el-Harti Arabe sans langue
Sa nouvelle Mémoire d’un clou de girofle, lauréate du prix ibérique Sial Nobel 2004, paraîtra en arabe en novembre prochain.
Qui est Larbi el-Harti ?


Par Nayla TAMRAZ
2013 - 09
Il est universitaire, écrivain et homme d’action. Né à Asilah, un port au nord-ouest du Maroc, il grandit à la périphérie de la vieille ville, généralement habitée par les natifs. Lui est émigré et prend conscience très tôt qu’il est un homme de nulle part. Son père l’envoie faire ses études à la mission espagnole, il les poursuit ensuite en Espagne où il rédige une thèse sur la poésie de ce pays. Professeur de littérature à l’université de Rabat et de langue à l’Institut Cervantès, Larbi el-Harti est également l’auteur de poésies et d’un recueil de nouvelles. Il a dirigé la collection « Poésie espagnole contemporaine » coéditée par l’Institut Cervantès et l’Union des écrivains du Maroc et publie la poésie marocaine en Espagne. Il est enfin l’initiateur des rencontres poétiques qui rassemblent des poètes espagnols et marocains au festival de Rabat. On l’aura compris, Larbi el-Harti est un passeur.

Parlons si vous le voulez bien de vos origines. Appartenez-vous à une famille hispanophone ?

Pas vraiment. Mon père est d’origine sahraouie, c’est un Bédouin. Le sud du Maroc était espagnol. Mais mon père était un résistant à la pénétration espagnole et il a été condamné à mort. Il a pris la fuite, a dû passer des années dans la zone française, puis il est venu dans le nord de l’Espagne, et c’est là que je suis né. Il est originaire d’une confrérie soufie, c’était donc un homme très ouvert qui admirait la culture espagnole. Il est responsable de mon histoire avec l’Espagne. Quand l’indépendance du Maroc a été proclamée, lui, l’homme nationaliste, interprète à sa manière que beaucoup de personnes dont il fait partie n’ont pas eu leur part de reconnaissance dans cette indépendance récupérée. Mes frères allaient à l’école nationale, mais en 1967, il s’est dit, et je pense qu’il me l’a dit : « Toi tu appartiens aux Espagnols. » Mon père a un rapport amoureux très contradictoire avec l’Espagne : il aimait ce pays, mais ce dernier mangeait sa terre et réprimait son peuple. 

Contradictoire sans doute aussi parce que cette partie du Maroc est marquée par une histoire qui n’a pas été que conflictuelle. Faut-il rappeler que la proximité géographique avec l’Espagne andalouse a également permis des échanges extrêmement brillants et fructueux ? Comment habitez-vous cette histoire ?

Je vis avec l’Espagne une histoire d’amour désespérée. J’ai 53 ans, et toute ma vie j’ai été en quête d’une identité qui se dérobe. Étudiant, après ma licence, j’aurais pu me spécialiser dans la littérature latino-américaine comme beaucoup de gens à cette époque où on parlait énormément de Marquez, de Fuentes, mais j’ai voulu travailler sur le baroque espagnol et, a posteriori, sans autre argument que le fait que j’étais en quête de mon identité. Mon travail de recherche n’était qu’une façon de vouloir me retrouver dans cette histoire. C’est une quête qui m’a mené à la Renaissance, puis au Moyen Âge où tout s’est fait. Si je devais m’identifier à une figure de ce moment historiquement brillant de confluence entre deux cultures, ce serait à celle d’Ibn Rochd ou d’Ibn Arabi, qui étaient d’ailleurs des intellectuels de la frontière.
 
Vous préparez un traité sur l’identité linguistique ?

Mes travaux sont toujours liés à l’identité linguistique parce que je suis un Arabe sans langue. Cela ne me dérangeait pas pour vivre. Maintenant que le monde arabe a changé, je me sens handicapé. Il est vrai que cela fait de moi un homme moins heureux que je pourrais l’être. En même temps, la langue arabe est porteuse d’une idéologie dangereuse pour l’avenir des peuples arabes. Il est essentiel d’avoir une langue qui structure la pensée, mais une pensée ouverte. Aujourd’hui, après vingt-cinq ans d’arabisation au Maroc, je défends les langues nationales. Cette langue pan-nationale qu’est l’arabe classique est pour moi aujourd’hui une langue morte.

Mémoire d’un clou de girofle qui fait partie de votre recueil Después de Tanger (Après Tanger) est la nouvelle pour laquelle vous avez obtenu le prix Sial en 2004. Parlez-nous de cette nouvelle.

Mémoire d’un clou de girofle est une nouvelle sur le travail de la mémoire. Ma sœur est morte quand j’avais six ans, on ne m’a jamais expliqué de quoi elle était morte. Je suis convaincu qu’elle a été violée. Il a fallu que j’écrive ce récit pour pouvoir faire mon deuil. L’odeur du clou de girofle que l’on utilise dans le henné est ce qui m’est resté de ce moment où je l’ai embrassée une dernière fois. Dans la société marocaine, lorsqu’une fille vierge meurt, on la prépare comme pour le jour de ses fiançailles. On l’habille et on lui met du henné. J’ai reconstitué l’odeur du clou de girofle ainsi que le viol. J’ai reconstitué le secret de la famille.

Plus largement, le thème de la mémoire est très présent dans le roman postmoderne. Qu’en est-il au Maroc ?

Il fut un temps où la société orale créait des paradigmes qui permettaient de raconter l’histoire et d’assurer la continuité de la communauté. Ainsi, dans des sociétés très communautaristes, le moi n’existe pas, la mémoire individuelle est une hérésie. Pour cela, il y a un tabou dans le monde arabe à parler de soi. La seule biographie autorisée était celle du Prophète. La modernité commence avec la découverte de la mémoire et son traitement. Or un pays comme le Maroc a connu ce dernier siècle des hommes et des femmes extraordinaires, ceux notamment qui ont participé à l’indépendance du Maroc et qui sont morts sans laisser de traces écrites. Pour écrire, il faut désacraliser la langue, il faut intérioriser le Coran et se dire qu’il est humain, et à travers sa langue vouloir raconter des choses humaines, parce que la vie du Prophète elle aussi est humaine. C’est une question non seulement marocaine, mais arabe. S’ils n’arrivent pas à changer leur relation avec la langue, les Arabes n’écriront pas de roman. Le roman arabe nous parviendra dans d’autres langues, le français, l’anglais, l’espagnol ou autre, des pays où les fils des nationaux arabes ont évolué et qui, eux, commencent à introduire une conscience de l’histoire.

Vous êtes quelqu’un de très engagé dans le dialogue interculturel ; êtes-vous impliqué dans les révolutions qui agitent le monde arabe ?

Je travaille avec les jeunes depuis maintenant 16 ans et j’ai senti les choses venir. Les jeunes dans le monde arabe sont pleins de désirs, mais ils sont livrés à eux-mêmes. La grande révolution doit commencer dans l’éducation, or aujourd’hui aucun pays arabe n’est prêt à mettre en place une éducation qui permette de construire une société équitable fondée sur la démocratie. Même dans les universités, il est difficile de systématiser une action. J’ai donc créé des associations qui permettent des échanges et des résidences avec de jeunes artistes d’Amérique latine par exemple.

Quel est le rôle des intellectuels dans ces révolutions ?

Dans les années 60-70, certains intellectuels étaient impliqués dans des mouvements de gauche. Aujourd’hui, ils sont frustrés, ou absorbés par les régimes. Les intellectuels ne constituent pas véritablement un contre-pouvoir au Maroc. On ne peut pas non plus rester dans sa tour d’ivoire. Dans un monde de coalitions et de réseaux, les intellectuels doivent s’impliquer et trouver des espaces pour transmettre car les espaces classiques ne sont plus pertinents. Pour cela, je conçois mon engagement avec les jeunes comme un acte intellectuel.


 
 
D.R.
« Cette langue pan-nationale qu’est l’arabe classique est pour moi aujourd’hui une langue morte. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166