FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Rencontre
Emmanuelle Pireyre à l’assaut du monde
Féerie générale a reçu le prix Médicis 2012. Alliant regard ludique et exigence littéraire, Emmanuelle Pireyre prend d’assaut la réalité contemporaine faite de mondialisation, de virtuel et d’idéologies multiples, et la transforme en une fantaisie enivrante et bien dosée.

Par Ritta BADDOURA
2013 - 04
Emmanuelle Pireyre est née en 1969 et vit à Lyon. Après des études de commerce et de philosophie, elle se tourne vers l’écriture en 1995. Ses textes paraissent d’abord dans des revues de littérature et de poésie, puis Maurice Nadeau, qui a découvert et publié parmi les écrivains les plus remarquables du vingtième siècle, édite en 2000 son premier livre Congélations et décongélations, et autres traitements appliqués aux circonstances. Pireyre a depuis signé trois ouvrages, une pièce de théâtre et plusieurs fictions radiophoniques pour France Culture. Couronné par le prix Médicis 2012, Féerie générale, son quatrième livre, la révèle au grand public. L’auteure prolonge également sa pratique de l’écriture par des conférences-performances, caractérisées par une alternance entre des passages en direct et des passages audiovisuels (vidéos, PowerPoint, chansons) ; Pireyre présente sur scène reprenant le récit ou le refrain de la chanson juste à l’endroit où Pireyre sur l’écran s’était arrêtée.

Féerie générale, putsch poétique et drôle, tente un détournement de la foire mondialisée que représente pour Pireyre le monde aujourd’hui ; Foire internationale étant le titre d’un autre ouvrage paru aussi en 2012 et dont les thèmes et le tempérament recoupent ceux de Féerie à une différence près : la foire correspondrait à l’état du monde précédant sa transformation par la littérature en féerie ! Au fil de personnages attachants – citons la petite fille qui déteste la finance et excelle dans l’art de peindre exclusivement des chevaux ; l’universitaire négligeant sa thèse sur l’héroïsme contemporain pour s’adonner à son activité de hacker ; la jeune fille voilée jouant du violon, dont la devise est « une cascade de glace ne peut constituer un mur infranchissable » –, l’écriture d’Emmanuelle Pireyre conjugue dans une discrète extravagance, démarche intellectuelle pointue et délire du zapping.

Votre littérature est à l’image du monde actuel ultraconnecté, faisant se côtoyer des univers et des langages divers : conversations, articles spécialisés, langage SMS, e-mails, bribes de la vie de gens célèbres, pensées de philosophes. Pensez-vous que la littérature puisse garder une forme plus classique tout en donnant à lire la réalité contemporaine ?

Beaucoup de choses sont possibles. Le roman se vend bien parce que les lecteurs aiment suivre un récit du début à la fin. Ma manière de faire est différente. Elle est liée à la conversation qui est très importante pour moi : on échange des idées, on passe d’un sujet à l’autre puis on y revient plus tard. Le fait de mixer différentes sources est une chose qu’on n’aurait pas eu l’idée de faire il y a un siècle. Notre mode de pensée n’était pas habitué à faire en permanence des liens entre une série regardée, un journal papier, Internet et le journal télévisé.

Votre écriture est pleine de fantaisie et d’associations surprenantes, et pourtant la réalité y reste plus prégnante que l’imaginaire, comme si elle lui servait de béquille. 

Je ne l’aurais pas dit comme ça. Mon impression est qu’il y a le réel et ce qui l’accélère. Le virtuel accélère le réel sans qu’on l’ait forcément souhaité. La finance a un effet similaire sur l’argent et le monde. J’ai l’impression que mon travail consiste à prendre des éléments du réel et à les ré-agencer autrement, en y injectant de l’imaginaire, comme le fait le rêve avec les éléments de notre quotidien. Dans la lecture que je vais faire tout à l’heure, il est question d’Édith Piaf et de toilettes sèches, deux réalités qu’on n’aurait pas a priori rapprochées.

Critiques et lecteurs qualifient votre écriture de « littérature manuel d’usage ». Ne dressez-vous pas plutôt une liste de questions plutôt que des réponses et manières de faire ?

Mon moteur d’écriture n’est pas l’envie de raconter une histoire mais les questions que je me pose sur le réel. Il est vrai que la formulation des titres de chapitres est sous forme interrogative : « Comment habiter le paramilitaire ?, Comment faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné ? ». D’ailleurs, un journaliste s’est plaint du fait que je n’avais pas répondu à la question énoncée en titre du chapitre 3 à savoir : « Frédéric Nietzsche est-il halal ? ». Je pense que le fait d’avoir posé la question a déjà fait avancer le débat… En revanche, je trouve quand même qu’il y a quelque chose d’utilitaire dans mon écriture. On a des cheminements de pensée habituels dans la société, dans les médias, etc., et mon but est de les détourner et de faire apparaître des liens qu’on ne voit pas d’habitude. Cela donne quand même une littérature apparentée au manuel pratique. 

N’est-ce pas une tentative poético-politique de contenir la dispersion du monde pris dans cette Féerie générale ? 

Ce qui est politique, c’est de transformer les cheminements de pensée. Quand Sartre réfléchit au sujet de savoir si la littérature est politique, il n’envisage pas la poésie et dit qu’elle n’est pas politique de toute façon. Je pense exactement le contraire : on est dans une société de communication et d’information où le langage est malmené. Beaucoup d’idéologies captent le sens des mots et le transfèrent vers des bouts de sens. Prenez le mot « développement » par exemple. J’ai l’impression que le travail de la poésie est d’utiliser le langage pour le remettre en circulation, c’est là qu’elle me semble très politique. Mes premiers livres ne parlaient pas beaucoup du monde mais travaillaient surtout la langue de manière hard core, pure et dure. C’est une fois que cette langue – phrases, grammaire, lexique – a été travaillée que j’ai pu y faire entrer des histoires, des choses de la réalité qui semblaient autrement dites et mal dites, chargées d’idéologie. Avant ce travail, j’avais même du mal à utiliser le mot « table ». J’avais besoin de fabriquer mes outils d’écriture, de trouver une langue avant d’écrire, comme on fabrique des outils avant de construire un meuble.

Mais vous recyclez beaucoup !

C’est normal puisque je veux transformer les choses du monde. Ce n’est pas exactement du recyclage, mais prendre les choses du monde et les montrer autrement.

Il y a quelque chose d’une addiction généralisée dans ce livre, l’impression que tout le monde se dope. C’est intensif !

Cela doit venir de la densité. Quand j’ai terminé tous mes fragments de texte, j’ai trouvé l’ensemble très morne. J’ai donc décidé dans la dernière année de tout réécrire en me disant : « Il faut que ce soit comme dit par un fou. » Pour que j’obtienne ce que je souhaitais, il fallait qu’il y ait une sorte de grésillement et que tout se mette à vibrer. Je retrouve cela dans la littérature nord-américaine. Ce qui me plaît par exemple chez Douglas Coupland, Hemingway ou Bret Easton Ellis, c’est qu’ils ne laissent pas la réalité en place. Ils la prennent et la secouent. C’est vrai que je n’y avais pas pensé de la sorte : la chose addictive serait cette vibration continue. En y pensant, on obtient une sorte de définition de la féerie.






 
 
© Patrice Norman
« Le fait de mixer différentes sources est une chose qu’on n’aurait pas eu l’idée de faire il y a un siècle. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Féerie générale de Emmanuelle Pireyre, éditions de l’Olivier, 2012, 254 p.
Foire internationale de Emmanuelle Pireyre, Les Petits matins, 2012, 80 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166