Par Georgia Makhlouf
2013 - 02
Considéré comme l’un des plus grands
écrivains français actuels, Jean Echenoz appartient également au cercle restreint des auteurs
français les plus traduits à l’étranger, et son œuvre fait l’objet de très
nombreuses études universitaires. Né à Orange (Vaucluse) en 1947, il se
consacre à la littérature après des études de sociologie et d’ethnologie,
études dont il dira qu’elles lui ont sans doute donné un sens aigu de l’observation
et de l’attention aux détails qui font mouche.Auteur d’une quinzaine d’ouvrages,
en majorité des romans,tous publiés aux éditions de Minuit, il a obtenu le prix
Félix Fénéon 1979 pour son premier roman Le
méridien de Greenwich, le prix Médicis 1983 pour Cherokee et le prix Goncourt 1999 pour Je m’en vais
qui a également été élu meilleur livre de l’année par le magazine Lire. Deux de ses œuvres ont été portées
à l’écran : Cherokee et Un an. Son dernier
ouvrage, 14, a été unanimement salué
par la critique car, à nouveau, il surprend, il se déplace, il va sur des territoires
inexplorés. C’est qu’il ne craint rien davantage que la répétition, la
facilité, le procédé. On y retrouve aussi le brio époustouflant de sa plume, sa
légèreté, sa manière de mêler l’ironie, l’élégance et une certaine désinvolture
qui lui est propre, qui est infiniment maîtrisée, et qui voile à peine la
mélancolie du propos.
Dans votre premier roman, Le méridien de Greenwich, vous aviez
pour projet que chacun des trente chapitres se déroule dans un lieu
géographique différent. Cette démarche qui consiste à se donner des contraintes
strictes dans l’écriture se rapproche-t-elle de celle des Oulipiens, que l’on
pense à Perec ou à Queneau ?
J’ai
toujours eu beaucoup de sympathie pour les travaux des Oulipiens et d’admiration
pour Queneau ou Perec. Pour autant, je ne perçois pas ce livre comme inspiré
par eux. Mon projet au départ était d’écrire un roman noir, et j’avais en effet
décidé que chacun des chapitres, non seulement se déroulerait dans un lieu
différent, mais mettrait en scène des personnages différents, avec au final une
construction éclatée, non linéaire. Pour l’anecdote, A. Robbe-Grillet qui a lu
cet ouvrage a pensé que j’avais composé un recueil de nouvelles, ce qui peut
laisser entendre que mon pari n’était peut-être pas une réussite totale. Mais
pour en revenir à la question de départ, il est évident qu’à un certain moment
de mon avancée, le travail a débordé le projet initial et j’ai bousculé la
contrainte que je m’étais donnée. Les contraintes, on s’en donne pour être plus
libre, et elles méritent qu’on les viole, qu’on les bouscule.
Vous parlez de roman noir et il
est vrai que c’est un genre vers lequel vous êtes revenu maintes fois, avec
cette envie de jouer avec les codes qui caractérise votre travail. Peut-on dire
que le roman noir a été votre porte d’entrée dans le roman ?
Il
existe en effet une tradition du roman noir dans laquelle j’avais envie de m’inscrire,
avec des auteurs pour lesquels j’ai une grande admiration : D.Hammett,
R.Chandler, J.P.Manchette par exemple. Il faut aussi se rappeler que dans les
années 70, la fiction n’avait pas bonne réputation, elle était un peu répudiée.
Malgré tout, c’était ça qui m’intéressait, et l’une des voies possibles pour
aller vers la fiction était d’emprunter les formes dites mineures, le
fantastique, la science-fiction, le roman d’aventure, le polar… qui paraissaient être des portes d’entrée
plus faciles. Mais finalement, mon travail est parti dans des directions qui s’écartaient
de ces codes-là et a rejoint la voie de la littérature générale.
Peut-on revenir sur ce contexte
des années 70 dont vous parlez, contexte dans lequel est apparu le
« nouveau roman » avec des auteurs regroupés autour de Jérôme Lindon,
qui était aussi votre éditeur. Est-ce que tout cela a compté, voire pesé sur
vous ?
Non,
je ne crois pas, je ne me sentais pas dans une situation d’héritage. Il y a
bien sûr quelques ouvrages publiés par les écrivains du nouveau roman qui m’ont
intéressé, mais parmi des dizaines, des centaines d’autres. Je peux citer Les gommes de Robbe-Grillet dans lequel
le traitement des objets m’a paru très novateur, ou La modification de Butor ; j’ai été très sensible à sa façon
de traiter le temps grammatical. Ces ouvrages ouvraient des perspectives
nouvelles.En revanche, il est vrai que le désir d’écrire des histoires était
brutalisé dans ces années-là  ; il y avait une sorte d’opprobre sur le
roman balzacien et il apparaissait réactionnaire, aujourd’hui on dirait
politiquement incorrect, que de s’engager dans cette voie-là . Or c’était là qu’était
mon désir : raconter des histoires. Il m’a fallu explorer d’autres
possibilités d’écriture pour y arriver.
Après un certain nombre de romans
tous situés dans votre époque, vous dites avoir eu envie de faire « un
roman en costumes ». Et vous vous êtes donc engagé dans le cycle des vies
imaginaires qui comprend trois ouvrages.
J’ai
toujours envie de m’aventurer dans des formes que je n’ai pas pratiquées jusque-là .
J’ai donc eu l’idée de travailler sur une période historique qui n’était pas la
mienne mais celle de l’entre-deux-guerres et de faire traverser cette période Ã
des personnages fictifs. Puis d’y faire apparaître quelques personnages réels
dont Maurice Ravel. Ravel, j’aimais sa musique depuis l’enfance, en particulier
ses deux concertos et son œuvre pour piano que mes parents écoutaient beaucoup.
Pour le faire exister, ne serai-ce que comme figurant, comme silhouette, je me
suis lancé dans des recherches ; il se trouve qu’il a fini par occuper
beaucoup de place, par prendre la place du projet.
Néanmoins votreRavel se centre sur les dix dernières
années de sa vie. Pourquoi ce choix-là  ?
J’ai
pris ce parti après beaucoup d’hésitations. Au début, j’avais imaginé raconter
la grande tournée américaine de Ravel qui était le moment de sa plus grande
gloire. J’ai abandonné cette piste pour envisager quelque chose de plus
généralement biographique. Mais cela avait déjà été fait et avec succès.
Finalement, en cherchant les cadres temporels de mon récit, je me suis fixé sur
ce moment qui va de sa grandeur à sa chute.
Peut-on dire que c’est un roman
sur le déclin ?
Oui,
sans doute.
Et ce mouvement,  de la grandeur à la chute, n’est-il pas commun
aux trois biographies romanesques, aux trois vies imaginaires que vous avez
écrites ?
Il
y a en effet des points communs aux trois destins que je raconte, ceux deRavel,
Zatopek et Tesla, mais ces points communs, je n’en ai pas eu conscience avant.
C’est après qu’on s’en aperçoit. Moi, j’étais dans une recherche de la ligne de
partage entre la fidélité à la réalité d’une vie et ce que je pouvais m’autoriser
comme invention. Et ça a été très difficile à mettre au point. Ravel a été le roman le plus difficile Ã
écrire pour moi.
Ravel
démarre d’une façon tout à fait surprenante, par une scène où le grand homme
est dans son bain. Comment en êtes-vous venu à décider de commencer de cette
façon ?
Avant
même d’avoir eu l’idée de travailler sur lui, j’avais visité sa maison Ã
Montfort l’Amaury. C’estun lieu très troublant, où je suis retourné bien
entendu lorsque j’ai pris la décision d’écrire sur lui. Et particulièrement
troublante est sa salle de bains. Imaginairement, c’est là qu’on est le plus
proche du corps de son personnage. Celle de Ravel a été si bien conservée qu’on
y trouve tous les objets qu’il utilisait ; ses brosses, ses peignes, ses
pinces, tout est là . On est plongé dans une intimité physique très forte avec
lui lorsqu’on est dans cette salle de bains qui nous renvoie par ailleurs à une
situation qui nous est commune à tous. De là ma décision de commencer le récit
par cette scène du bain.
Ce souci du corps de vos
personnages est par ailleurs très présent dans vos livres. Vous décrivez
souvent leurs vêtements de façon détaillée, avec tissus et couleurs, leur
démarche, leurs gestes.
Le
rapport physique de mes personnages au monde, aux objets, au temps
météorologique m’intéresse plus que leurs états d’âme. À partir de là , de l’inscription
de leur corps dans le monde, on peut laisser entendre quelque chose de leur
psychologie. Je n’aime pas la psychologie dans le roman, je préfère ce qui est
de l’ordre du comportement, de la matière, des objets.
Le cinéma a joué un rôle déterminant
dans votre « apprentissage » de l’écriture, et vous avez fréquenté
les salles obscures avec avidité. Peut-on voirÂ
là l’origine de votre volonté de rendre visuelle votre écriture ?
Le
point de départ de l’écriture est toujours pour moi une ou plusieurs images en
mouvement. J’ai besoin d’images mentales pour écrire. Pour moi, l’écriture
est cadre, mouvement, montage ;
toutes choses qui appartiennent à la rhétorique du cinéma.
Vous affirmez que votre usage si
particulier des pronoms – qui consiste à l’intérieur d’une narration à passer
du « il » au « je », voire au « on » – est
analogue à la façon dont, au cinéma, on utilise plusieurs caméras pour filmer
une même scène, combinant ensuite les
différentes perspectives au montage. Cette liberté est, me semble t-il, quelque chose qui vous
est propre.
La
liberté par rapport à la fiction commence il y a très longtemps, avec Diderot
qui, à son tour, devait beaucoup à Laurence Sterne, comme il le déclarait
lui-même. Quant à ma façon de multiplier les pronoms, je ne sais pas si elle m’est
propre. J’en ai relevé un exemple chez Flaubert dont le Madame Bovary s’ouvre sur la phrase suivante : « Nous étions à l’étude. » Ce
« nous » apparaît encore quatre ou cinq fois, puis disparaît. C’est
déjà une espèce de liberté que Flaubert se donne. De mon côté, je me permets ça
parce que j’en ai envie et parce que ça peut être utile au mouvement même de la
fiction.
Le mouvement, qu’il soit narratif
ou géographique, est très présent dans vos livres. Vos personnages ne cessent
de voyager, de conduire, de passer d’un lieu à l’autre.
Le
déplacement, le mouvement, ce sont là les ingrédients qui donnent son rythme au
récit. Comme raconteur d’histoires, j’ai envie de me déplacer, de changer d’air,
de voir d’autres lieux, d’autres cadres, d’autres couleurs. Ces mouvements ont
aussi un écho dans le mouvement de la phrase, dans son rythme interne. S’il n’y
a pas de tels mouvements, on s’ennuie.
On a parlé de cinéma, mais on
peut également penser au rôle majeur de la musique dans vos livres. Cherokee bien sûr est très empreint de
mélodies et de rythmes, mais il y a aussi Ravelet
plus généralement beaucoup de musique dans votre écriture.
Oui
en effet, la musique est très présente à la fois parce que mes personnages
écoutent souvent des morceaux, mais
aussi parce que je m’efforce de travailler le rythme dans l’écriture. Les
ambiances musicales sont des marqueurs sociaux, des indications culturelles qui
servent à caractériser les personnages. Écouter Piaf ou Ligeti, ce n’est pas la
même chose. Par ailleurs sons, rythmes, syncopes, émotions suscitées par l’écoute
de certaines mélodies, ce sont des choses qu’il m’intéresse de retraduire dans
l’écriture, du moins de tenter de le faire. La musique, il est vrai, n’est pas
descriptive mais abstraite. On peut quand même tenter de retraduire des
émotions musicales par l’écriture.
Vous vous tenez toujours Ã
distance de vos personnages, évitant par moments, au prix de
« pirouettes », de laisser la place à l’émotion. Pourquoi cela ?
Avez-vous parfois de l’empathie pour vos personnages ?
Lorsqu’on
écrit, il faut décider où on va mettre la caméra et comment on va cadrer. L’effet
de distance me paraît évident. J’ai le souci de l’évitement du pathos, du sentiment
et de la psychologie, et la volonté constante de ne pas être dans l’adhérence
aux choses. Donc pour cela, il faut se donner un cadre. Pour autant, cela ne m’empêche
absolument pas d’éprouver de l’empathie pour mes personnages. J’ai rarement été
aussi ému par un personnage que par Ravel par exemple. Même si j’écris dans une
certaine distance, il peut m’arriver d’être ému aux larmes.
Dans votre dernier livre 14, il me semble que vous faites un pas
de côté chaque fois que l’émotion pourrait être au rendez-vous, et que vous
arrivez à faire sourire le lecteur y compris quand vous décrivez des horreurs.
S’agissant
de la Première Guerre mondiale, l’horreur est si évidente qu’il faut désamorcer
le tragique, décrire les choses un peu froidement, adopter un discours presque
clinique. Ma première préoccupation n’est pas d’être drôle, mais de trouver une
manière d’écrire hors du pathos.
Comment est né le projet de ce
récit somme toute assez bref, mettant en scène cinq personnages dans la
tourmente de cette guerre à propos de laquelle tant de choses ont déjà été
écrites ?
Ce
projet est né lorsque j’ai eu entre les mains des papiers de famille, et parmi
ces papiers, des carnets de notes prises pendant la guerre, alors que l’auteur
de ces carnets était sur le front. Il avait tenu le journal discret, humble,
peu spectaculaire et somme toute assez peu guerrier de ses années de guerre. J’ai
eu envie de recopier ces carnets, puis de comprendre de façon plus approfondie
tout cela, ce qui m’a amené à faire des recherches historiques. Petit à petit,
l’envie d’écrire est née, mais il me fallait trouver ma façon singulière de le
faire. Tout cela s’est cristallisé sur le projet d’une fiction brève construite
autour du trajet d’un personnage qui passe deux ans de sa vie dans cette
guerre, mais qui en est affecté de façon définitive. Ce qui m’intéressait, c’était
d’être au plus près du vécu quotidien de cette guerre, et non de brasser des considérations
politiques ou d’ordre général. Parler de la réalité des individus ordinaires,
le froid, la boue, les tranchées, la peur, les gaz. La dimension sonore était
aussi très importante. J’avais la volonté de parvenir à une écriture audiovisuelle,
une écriture qui permette de visualiser les scènes en même temps que de donner
à entendre la bande-son qui les accompagnait, le tout de façon rythmée, avec
des variations de tempos.Évoquer somme toute une période tragique au plus près
des corps. Car la guerre, ça se passe surtout à cette hauteur-là .Â