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Peut-on encore sauver la révolution ?
Figure de proue de la littérature égyptienne contemporaine, Alaa el-Aswany est aussi un fin observateur de la société et un militant actif ayant pris part à la révolution. Il publie régulièrement tribunes et analyses dans la presse. Il nous livre ici son opinion sur la situation politique en Égypte à la veille du second tour des élections présidentielles des 16 et 17 juin.

Par Lucie GEFFROY
2012 - 06
Dans Chroniques de la révolution égyptienne, son dernier ouvrage traduit en français (Actes Sud) qui regroupe 50 de ses articles publiés avant le soulèvement populaire de janvier 2011, Alaa el-Aswany anticipait avec clairvoyance les bouleversements à venir. Chaque chronique se concluait du leitmotiv « la démocratie est la solution » (en réaction au slogan des Frères musulmans, « l’islam est la solution »). Depuis le départ de Hosni Moubarak, l’Égypte est gouvernée par l’armée et une majorité d’Égyptiens, selon l’auteur de L’Immeuble Yacoubian, espère le changement. Au lendemain de l’annonce des résultats du premier tour de la présidentielle les 23 et 24 mai dernier, Alaa el-Aswany a livré à L'Orient Littéraire son opinion sur la situation politique en Égypte. Selon lui, la révolution est menacée d’un retour de l’ancien régime de Moubarak à travers la figure d’Ahmad Chafik qualifié pour le second tour de la présidentielle les 16 et 17 juin. En face de lui, il y aura Mohammad Morsi, le candidat des Frères musulmans. Malgré le fait que les deux candidats multiplient les promesses de préserver les acquis de la révolution, des milliers d’Égyptiens ont manifesté dès le lendemain des résultats, place Tahrir et dans plusieurs grandes villes du pays, pour exprimer leur mécontentement.

Les deux candidats qui sortent gagnants du premier tour de l’élection présidentielle en Égypte sont Mohammad Morsi (24,3 % des voix), islamiste, candidat des Frères musulmans, et Ahmad Chafik (23,3 %), ancien Premier ministre de Hosni Moubarak, candidat soutenu par l’armée. Que vous inspire ce résultat ?
 
Dès samedi 26 mai, Hamdin Sabahi (candidat à la présidentielle, député indépendant que Alaa el-Aswany soutenait ouvertement) et Amr Moussa (également candidat, ex-ministre des Affaires étrangères de 1991 à 2001) ont accusé Ahmad Chafik d’être à l’origine d’irrégularités dans le vote. Si ce n’est pas vrai, il faudra bien accepter les résultats. Si c’est vrai, la révolution les refusera. Sur mon compte twitter (suivi par plus 350 000 personnes), j’ai écrit que j’étais partisan d’un front des forces révolutionnaires avec les Frères musulmans pour faire barrage à Chafik. Que les choses soient claires : je ne suis absolument pas favorable aux Frères musulmans. Je suis parmi les écrivains qui ont le plus dénoncé l’islam politique, mais un vrai révolutionnaire doit lire la situation avec attention et le retour de Chafik, protégé par le Conseil militaire, signifierait la fin de la révolution.

Avez-vous été étonné ou déçu de constater qu’un an après la révolution égyptienne, un ancien Premier ministre du gouvernement Moubarak récolte près d’un quart des suffrages ?

Je ne suis pas étonné. Les militaires ont appliqué un plan similaire à celui de la Roumanie avec Ceausescu : faire  pression sur la population (en augmentant par exemple le prix de la nourriture) et faire en sorte que le chaos s’installe. Cela fait des mois que la police ne travaille plus au Caire... Et maintenant que l’insécurité règne, on nous présente des soi-disant héros, des gens comme Ahmad Chafik qui promettent de ramener l’ordre dans le pays. N’oublions pas non plus que les militaires agitent l’épouvantail islamique depuis le début de la révolution. Le plan prévoyait aussi de séparer les révolutionnaires et de les massacrer. C’est ce qui a été fait. Le plan a donc été parfaitement appliqué. Mais ça ne marchera pas, la révolution va gagner.

La révolution n’a-t-elle pas échoué ?

Non je ne crois pas. Les deux candidats représentatifs de l’ancien régime, Ahmad Chafik et Amr Moussa (ancien ministre des Affaires étrangères de Moubarak), ceux qu’on appelle les « fouloul » ne rassemblent que 30 % des voix. Cela veut dire que  70 % de la population est favorable au changement. Le problème, c’est qu’il y avait bien trop de candidats : les voix se sont éparpillées. C’est de notre faute. Mais c’est normal que la révolution fasse des fautes. Par ailleurs, il faut bien voir que les candidats n’ont pas combattu à armes égales. Les fouloul et les Frères musulmans ont bénéficié d’un budget de campagne beaucoup plus important que celui des candidats prorévolution.

Le 2 mars 2011, au plus fort de la révolution égyptienne, lors d’un débat télévisé sur On TV, vous aviez affronté Ahmad Chafik qui venait d’être nommé Premier ministre par un gouvernement Moubarak à l’agonie. Le lendemain, Ahmad Chafik quittait le pouvoir. 

Au cours de ce débat qui a duré environ 2h30, j’ai essayé de m’en tenir à ma ligne : me comporter comme n’importe quel citoyen à l’égard d’un ministre. Je suis toujours resté poli. À un moment donné, je lui ai demandé de répondre à des centaines de personnes blessées alors qu’il était encore Premier ministre (le 2 février, la répression des manifestations antigouvernementales connue comme la bataille des chameaux avait fait au moins trois morts et des centaines de blessés). Ça l’a énervé. Ensuite je lui ai dit que Moubarak était son maître. C’en était trop pour lui. Il a perdu son sang-froid et il a crié : « Qui êtes-vous ? » au lieu de « Comment osez-vous ? », je suppose. Plutôt que de lui répondre que j’étais un écrivain égyptien très populaire, je lui ai répondu que j’étais un citoyen et qu’en tant que tel j’avais le droit de lui poser toutes les questions puisqu’en tant que ministre, il est censé œuvrer pour le peuple égyptien.  

La communauté copte qui représente environ 10 % de la population soutient en grande partie le candidat Ahmad Chafik, par peur de la montée de l’islamisme. Qu’en pensez-vous ?

Je crois qu’une des grandes victoires de la révolution a été de transcender les appartenances politiques. La communauté existe avant tout en tant que groupe social. Je connais des révolutionnaires coptes. Pendant les 18 jours de la révolution égyptienne, il n’y a pas eu une seule église attaquée. Par contre, tout le monde sait bien que le jeu de Moubarak a toujours été d’effrayer les coptes pour justifier la contre-révolution. Pendant le massacre de Maspiro (9 octobre 2011), les militaires ont tiré sur les civils coptes ! 

Vous avez été très actif sur la place Tahrir, théâtre de la révolution égyptienne, en janvier 2011. Aujourd’hui, que se passe-t-il sur cette place ? 

Tous les grands officiers, les généraux qui travaillaient pour Habib el-Adli (ministre de l’Intérieur de Moubarak de 1997 à 2011) sont restés en poste. Actuellement, ils essaient de détruire le symbole de la révolution. Ils envoient des prostituées, des drogués, des dealers, des criminels et des voyous sur la place et ils prennent des photos qu’ils mettent ensuite sur Internet. C’est une stratégie pour plonger le pays dans la peur de l’insécurité. Ils essaient de paralyser le pays. 

Quels scénarios envisagez-vous dans les jours à venir ? 

Personnellement, j’aimerais que se crée un front anti-Chafik. Les partisans d’une société séculaire et les défenseurs de la révolution doivent négocier et poser leurs conditions aux Frères musulmans pour que les idéaux de la révolution ne soient pas trahis et pour arriver à un accord afin de soutenir le candidat des Frères musulmans, Mohammad Morsi (depuis lundi 28 mars, huit partis libéraux de gauche ont annoncé au contraire qu’ils ne comptaient soutenir ni Ahmad Chafik ni Mohammad Morsi). Ensemble, les islamistes et les partisans de la gauche pourraient vaincre Chafik. Un vrai révolutionnaire n’est pas quelqu’un de romantique. Il doit être pragmatique et se poser la question : que puis-je faire pour sauver la révolution ? Aujourd’hui si les Égyptiens ne font rien et restent chez eux, ce sont les suppôts de Moubarak qui resteront dans le pays. Quand votre maison est en feu et que quelqu’un vient vous aider à éteindre l’incendie, vous ne lui demandez pas s’il est gentil ou méchant, vous le laissez éteindre l’incendie non ? 

Vous vous êtes beaucoup engagé sur le plan politique. Quel impact cela a-t-il sur votre activité d’écrivain ? Où en est le projet de votre prochain roman The Automobile club of Egypt ?

Je suis en train de libérer mon pays de la dictature. J’ai arrêté d’écrire pendant un an. Mais j’espère terminer mon roman dans trois ou quatre mois. L’intrigue se situe dans l’Égypte des années 1940 avec toutes les forces toujours en présence de nos jours : le pouvoir, le colonialisme, la révolution.





 
 
D.R.
« Je suis parmi les écrivains qui ont le plus dénoncé l’islam politique » « Un vrai révolutionnaire n’est pas quelqu’un de romantique. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Chroniques de la révolution égyptienne de Alaa el-Aswany, traduction de Gilles Gauthier, Actes Sud, 352 p.
 
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