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Rencontre
Retour en enfer
La rencontre du cinéaste cambodgien Rithy Panh, survivant du génocide, et de Christophe Battaille, écrivain français, auteur de l’inoubliable Quartier général de nuit, aboutit à un récit puissant qui déconstruit le système concentrationnaire mis en place par les Khmers rouges qui ont mis à sac un pays, une population et une culture millénaire. Ce récit, intitulé L’élimination, vient de décrocher le Prix Aujourd’hui, le Prix France-Télévision et le Grand Prix de l’essai de la SGDL.

Par Laurent Borderie
2012 - 05
Ils assuraient qu’ils bâtiraient une nouvelle société et qu’ils devaient commencer par exterminer le peuple impur. Le 17 avril 1975, jour de l’entrée des Khmers rouges victorieux dans Phnom Penh, la liquidation des classes sociales pouvait commencer. La famille de Rithy Panh appartient à la bourgeoisie éduquée qui est au cœur de la cible que les nouveaux maîtres visent. Dans un style délibérément épuré, Christophe Bataille couche sur le papier, comme pour les rendre immortels, les souvenirs de Rithy Panh, seul survivant d’une grande famille peu à peu décimée. Son père a décidé de se laisser mourir dans un dernier acte de liberté, sa mère et ses sœurs se sont battues jusqu’au dernier souffle et Rithy Panh, âgé de 13 ans seulement, a été brinquebalé d’un coin à l’autre du pays transformé en un immense camp de concentration. Dans ce pays devenu fou, l’adolescent a survécu en traversant les coups du sort, travaillant dans des fermes, battu, affamé, sans cesse interrogé et humilié, ne devant sa survie qu’à l’espoir vain d’une vie différente. C’est cette quête inexorable que le lecteur est amené à suivre, ponctuée par les récits terrifiants des rencontres de Rithy Panh avec Duch, l’une des têtes pensantes de cette terrible révolution qui dirigeait le centre de torture et d’exécution S21 dans lequel au moins 12 380 personnes ont été torturées et sauvagement exécutées. Ce livre s’inscrit dans la lignée de tous ces témoignages comme Si c’est un homme de Primo Lévi, Auschwitz et après de Charlotte Delbo ou Au fond des ténèbres de Gitta Sereny. Il faut lire ce livre sur un génocide oublié, qui témoigne d’une époque aveugle, et penser que la bête immonde a le sommeil léger.

Ce livre semble inattendu pour qui connaît votre œuvre. Comment est-il né ?

J’ai rencontré Rithy Panh en 2006 dans les locaux de la maison Grasset où je suis éditeur. Il venait de publier un ouvrage sur les prostituées de Phnom Penh et je lui ai proposé, à l’issue de notre conversation fortuite, mon aide si un jour il souhaitait écrire son histoire. Il m’a répondu poliment, mais ne semblait pas intéressé ; et puis il y a deux ans, il m’a téléphoné et m’a dit : « Je suis prêt, viens me rejoindre à Phnom Penh », ce que j’ai fait dès que je l’ai pu. Je suis depuis toujours attiré par cette zone du monde où il vivait à demeure pour préparer un film, Duch le maîtres des forges de l’enfer. Il était très centré sur cette aventure inédite qui lui a permis de rassembler près de 350 heures de témoignage de celui qui dirigeait le centre de torture S21. 

Comment avez-vous travaillé avec Rithy Panh pour concevoir ce livre ?

Ce premier voyage à Phnom Penh fut un voyage très étrange pour moi. Je n’ai rien vu du pays. Je suis resté avec lui et je l’ai écouté. Il parlait beaucoup, racontait ce qu’il avait vécu, subi durant le règne des Khmers rouges, et en même temps il me faisait voir les rushs de ses entretiens avec Duch. Durant ces deux dernières années, je pense que j’ai écrit près de 100 versions différentes de ses récits et de ses confrontations avec le tortionnaire. Tout était tellement difficile à rendre sur le papier. Très souvent, on ne possède que le récit de la victime, du rescapé, du survivant. Là, grâce à Rithy Panh, nous pouvions confronter dans ce livre le récit de ce jeune adolescent qui traverse le Cambodge des Khmers rouges à celui, encore plus terrifiant, de sa rencontre avec l’un des bourreaux de cette épouvantable expérience politique qui permet au lecteur d’entrer dans la grande histoire.

Le jet continu fige le lecteur dans l’horreur, il semble qu’il y avait une nécessité impérieuse à écrire ce livre.

Rithy Panh est un survivant revenu dans un enfer qui peut paraître indescriptible. Son destin est unique. Il est un survivant de ce génocide dans lequel toute sa famille a disparu et il est devenu un grand cinéaste, un artiste qui, trente années après cette terrible histoire, se retrouve confronté à l’un des bourreaux les plus sanguinaires de cette tragédie et le filme, l’interroge. Cette expérience l’avait renvoyé dans son propre passé et il en est ressorti ébranlé, au bord du gouffre. Duch, par sa présence, par les réponses, les sourires, les provocations dont il est capable, l’a attiré vers une terrible souffrance. Pour Rithy Panh, il y avait une nécessité à raconter, à dire, pour que son histoire et celle de tout un peuple à la fois endoctriné sauvagement et victime ne soit pas oubliée, qu’elle ne disparaisse pas. Ce livre est aussi le fruit d’une profonde amitié qui nous lie. Il est traduit aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne, et le sera en Khmer très certainement.

Derrière un tel récit, le romancier, familier de la fiction, s’efface d’évidence. Comment avez-vous procédé ?

Comment aurais-je pu inventer quoi que ce soit ? C’est d’ailleurs cela qui m’a intéressé. Je ne pouvais rien, absolument rien inventer, pas le moindre mot, la moindre ligne. À ce titre, mon travail de romancier se retrouvait aboli. Comment un romancier peut-il imaginer que 40 000 corps sont enterrés dans une fosse et que là, les bourreaux décident de planter des arbres à manioc parce que les racines de ces arbres ont la faculté de se nourrir des corps jusqu’à leur disparition ? Ma marge de manœuvre créatrice était nulle. Tout repose en revanche sur ma maîtrise du style. Rithy Panh procédait par flashs, souvent très violents. Je me rappelle qu’il m’a raconté la mort de son père qui avait décidé de se laisser mourir en cinq phrases, pas plus. À moi alors de faire vivre cette scène, de parler de la chaleur, des corps, des sentiments qui règnent entre les membres de la famille. Le récit de Rithy était suffocant quelquefois. Il fallait donc aménager quelques blancs, alimenter l’histoire par des récits de sa vie parisienne actuelle qui réveillent un souvenir ancien. C’est moi qui ai écrit ce livre, mais sans lui, je n’aurais jamais pu le faire. Je me suis senti chef-opérateur de cet ouvrage dont il était le metteur en scène. J’avais l’impression lorsqu’il relisait les épreuves qu’il me donnait des conseils du genre « Place ta caméra ailleurs », alors je déplaçais mon stylo.

Ce livre pose la question de la responsabilité des bourreaux ; vous écrivez : « Le tortionnaire peut avoir peur, mais il a le choix, le prisonnier n’a que la peur. »

Pour Rithy Panh cette phrase est essentielle. Lorsqu’il la rapporte, il vient de me parler de son père, cet homme érudit, conseiller du ministre de l’Éducation du Cambodge, épris de culture et de savoir, conscient que l’éducation est nécessaire à la vitalité d’un pays tout entier. Duch lui a dit que son père aurait pu se retrouver à la même place que lui. Comme le père de Rithy, ce tortionnaire avait fait des études et était très cultivé. Lui a choisi le mal alors que le père de Rithy a préféré se laisser mourir en refusant de manger la nourriture qui leur était distribuée et qui était destinée aux animaux. C’est ainsi qu’il a choisi de se laisser mourir. Duch a eu un jour le choix lui aussi.
Comment expliquer l’aveuglement naïf de l’Occident face au drame cambodgien ?

Rithy Panh ne veut pas régler ses comptes, mais rappeler simplement que le monde dans lequel nous vivons peut être aveugle et terrifiant et que l’on peut toujours se demander si de tels drames ne peuvent pas encore aujourd’hui se reproduire. L’histoire a pu le prouver. Ce livre revient sur des propos tenus par Saint-Just ou Fouquier Tinville qui n’ont pas hésité eux aussi, durant la période révolutionnaire française, à tenir des propos qui ont justifié de terribles actes. Cela fut de même pour des hommes comme Badiou, Chomsky ou Vergès. Aujourd’hui, il n’est pas question d’entretenir la polémique autour d’un livre qui est avant tout dédié à la mémoire de son père. Il a tenu à les évoquer pour marquer le trouble qui peut encore exister. Rithy Panh parle de ce qu’il a vu et veut montrer les preuves et l’horreur de ce génocide. Il fait de même avec Duch, il lui montre des documents, des photographies d’hommes, femmes et enfants torturés et morts, et le met face à ses actes.

Quelle importance revêt le langage dans l’imaginaire révolutionnaire ?

L’extermination commence là. Dans la disparition de certains mots, dans la disparition de l’identité des hommes condamnés auxquels l’on donne des numéros ou des surnoms comme camarade chauve ou camarade tracteur. Dans cette société, on efface les mots, les souvenirs, les chansons pour les remplacer par des slogans politiques. L’extermination commence là dans les dictionnaires dont l’on raye les mots. Aujourd’hui, Rithy Panh a ouvert un grand centre d’étude de l’image à Phnom Penh qui est devenu le grand centre d’archives du pays. C’est comme cela que l’on reconstruit une mémoire.

Rithy Pan est cinéaste, il possède une grammaire de l’image ; ce livre pose des mots. On ne peut pas imaginer qu’un tel livre ne vous interroge pas, vous, en tant qu’écrivain.

Ce livre est l’histoire d’un enfant qui traverse un pays en proie à l’horreur. Il permet de tout ressentir à travers le regard d’un enfant. L’enfant met dans notre main l’histoire du Cambodge et son regard nous permet de mieux l’appréhender. Comme ce fut le cas lorsqu’il rencontre Duch, il ne juge pas, il raconte le destin de sa famille et de son peuple, il pose un regard et laisse le lecteur agir. Pour moi, cette aventure n’est pas anodine. Elle m’a transformé et je n’en connais pas aujourd’hui toutes les conséquences.





 
 
© Ian Kydd Miller
« On efface les mots, les souvenirs, les chansons pour les remplacer par des slogans politiques. » « Comment un romancier peut-il imaginer que 40 000 corps sont enterrés dans une fosse ? »
 
BIBLIOGRAPHIE
L’élimination de Christophe Bataille et Rithy Panh, Grasset, 333 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166