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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Rencontre
Mitterrand sous l'Å“il d'Hugues Le Paige
Hugues Le Paige a eu le rare privilège de suivre François Mitterrand pendant plusieurs années afin de réaliser six films. Pour y voir plus clair, entre la part d'ombre et la part de lumière.

Par Lamia EL SAAD
2012 - 02
Hugues Le Paige a publié une quinzaine d’essais consacrés à la politique et aux médias. Journaliste de la presse écrite, il est également codirecteur de la revue Politique et réalisateur. Il a obtenu de François Mitterrand, à l'époque, l’autorisation de réaliser six films et a même bénéficié du privilège extrêmement rare de suivre le Président de la République durant plusieurs années. Jusqu'à résider plusieurs semaines à l’Élysée et de faire partie du cercle d’intimes du président… 

Vous qui avez longtemps côtoyé François Mitterrand et partagé aussi bien sa vie publique que certains moments de sa vie privée, comment décririez-vous l’homme ?

Incontestablement comme un homme politique et un homme d’État de grande envergure qui se doublait, fait assez rare aujourd’hui, d’un intellectuel de haut niveau. Dans mes films et mon essai, je m’attache surtout à l’analyse de la conquête et de l’exercice du pouvoir, mais bien entendu je ne fais pas l’impasse sur la personnalité de Mitterrand. L’ancien directeur de Libération, Serge July, l’avait un jour défini comme un « séducteur de rapports de force ». On ne peut mieux dire. François Mitterrand répétait toujours que la politique est d’abord une question de rapports de force. Mais en même temps, il considérait que la politique était affaire de liens personnels. Il a toujours cultivé amitiés et réseaux qui ont traversé sa vie et sur lesquels il a construit son pouvoir. Il exigeait de ses amis une fidélité absolue, ceux-ci recevaient en échange la certitude de ne jamais être abandonnés par le « suzerain ». Car, naturellement, il y avait quelque chose de féodal dans cette conception du pouvoir. Mitterrand était séducteur… avec les femmes, mais aussi avec les hommes. Je rappelle dans Le Prince et son image, mon dernier film, terminé en 2011, et qui est un essai sur le rapport entre image et pouvoir, ce que disait une journaliste qui l’a bien connu : « Peu d’hommes ont ce pouvoir de plonger d’autres hommes dans une relation qui relève quasiment du rapport amoureux. » Et personnellement dans mon travail de journaliste et de réalisateur, j’ai pu me rendre compte combien il entendait exercer son influence à travers la séduction, vous offrant l’impression d’une reconnaissance et l’accession à son monde restreint, ce qui naturellement était de nature à modifier – positivement – votre regard sur l’homme et son action. Cela ne m’a jamais choqué. Je pense que lorsqu’un homme d’État de cette importance vous ouvre ses portes (en vous laissant, d’ailleurs, une liberté totale), il entend bien que cela permettra de contribuer à l’édification de sa statue. Ce qui, pour Mitterrand, soucieux avant tout de son image dans l’histoire et d’éternité, était fondamental. C’est légitime, je le répète. Il m’appartenait de préserver une distance qui seule peut garantir l’indépendance de mon point de vue. Ce n’était pas toujours facile. Et ce qui fait d’ailleurs l’interrogation centrale de mon dernier film où je « revisite », vingt ans plus tard, tout ce que j’ai tourné avec lui.

Vous avez présenté au Salon du livre votre dernier ouvrage Mitterrand la continuité paradoxale dans lequel vous soulignez que le président n’était pas l’homme des tournants et des ruptures, mais bien celui des adaptations et de la continuité.

Oui, de ce point de vue – et ce n’est pas le seul –, Mitterrand s’oppose à De Gaulle. Là où le général est avant tout rupture et intransigeance, Mitterrand est continuité et adaptation. François Mitterrand n’a jamais admis le mot « rupture » à propos de son action politique. Ni même celui de tournant : en 1983, quand on passe des grandes réformes socialistes à la politique de rigueur – déjà – dictée par l’Europe, il refuse même le mot de « parenthèse » utilisé par Lionel Jospin ou de « pause » évoqué par Jacques Delors. Il dit simplement : « J’ai réformé, maintenant je gère ! » Mais toute la vie politique de Mitterrand témoigne de ce que j’ai appelé cette « continuité paradoxale ». De la collaboration avec Vichy à la résistance, de la droite à la gauche, de la gauche radicale à une gauche libérale, Mitterrand estime, en quelque sorte, que chaque étape est constitutive de la suivante et qu’à travers lui toutes les contractions sont solubles. Il revendique constamment « l’unité politique de sa vie ». Il y a, par ailleurs, il est vrai, une persistance dans son discours entre la nécessité du changement (même radical et donc de l’affrontement) et celle de la réconciliation nationale.
 
Vous y soutenez également que toute l’unité politique, mais aussi tous les paradoxes et toutes les contradictions de Mitterrand étaient déjà présents dans sa première campagne présidentielle, celle de 1965 qui l’opposa, « candidat de l’impossible », au général de Gaulle. 

C’est vrai. Il y a cette dualité « changement/cohésion sociale » que je viens d’évoquer et qui est déjà présente en 1965. Mais aussi tout le « corpus » qui fera le mitterrandisme. La stratégie de l’union de la gauche, inébranlable jusqu’à la fin de sa vie politique et lors de ses campagnes successives, mais en même temps l’affirmation de ses convictions libérales (sur le plan politique… et plus tard sur le terrain économique). Il faut dire que Mitterrand a toujours été très clair à ce sujet : la gauche ne pouvait gagner ni sans le PC (encore totalement dominant en 1965) ni avec des communistes hégémoniques. L’union de la gauche consistera donc, pour lui, à réintégrer les communistes dans la vie politique française, mais en même temps à les affaiblir au profit des socialistes. Et c’est bien ce qui se passera au fil du temps pour aboutir à la victoire de 1981. Sur un autre point encore, Mitterrand affirme la prééminence de ses convictions européennes (peut-être les seules sur lesquelles il n’ait jamais varié) et l’importance du rôle de la France dans le monde. Tout cela est déjà présent dans la première campagne de François Mitterrand en 1965, celle où, à la surprise de la plupart des observateurs, il mettra le général De Gaulle en ballottage et où il conquerra son statut présidentiel. Il lui faudra encore 16 ans, une obstination exceptionnelle, et surmonter bien des obstacles pour accéder à la magistrature suprême mais, oui, tout était déjà là en 1965. Même cette relation – qui ne reviendra réellement à la surface qu’en 1994 dans le livre de Pierre Péan, Une jeunesse française – avec René Bousquet, l’ancien chef de la police de Vichy, retourné dans sa famille radical-socialiste d’origine dans le Sud-Ouest et qui assiste au meeting de clôture de sa campagne à Toulouse en décembre 1965… On pouvait déjà, alors, entrevoir l’ombre et la lumière de François Mitterrand. 

Pour avoir réalisé plusieurs films et entretiens, vous avez pu constater l’importance qu’il accordait aux médias, mais aussi à quel point il était capable de les manipuler tant il maîtrisait sa propre image ; c’est d’ailleurs précisément le sujet de votre dernier documentaire Le Prince et son image, édité en DVD aux éditions du Paradoxe…

Oui, je vous l’ai dit, il s’agissait pour moi de revenir sur ces films et ces tournages (plus de 200 heures d’images et de sons) et de m’interroger sur une question fondamentale : de lui, Le Prince, ou de moi, le journaliste-réalisateur, jouissant d’une liberté quasi absolue, qui était le véritable auteur de mes films ? J’avais le sentiment d’avoir pris toutes les précautions nécessaires (distance, cadrage/recadrage, commentaires critiques, etc.), et pourtant de ces films (même quand il s’agissait de filmer la défaite) ressortait une « petite musique » qui était celle que Le Prince avait souhaité entendre. Dans ce dernier film, on ne voit naturellement que Mitterrand (et les rapports que nous entretenons) puisque c’est avec lui que j’ai tourné pendant toutes ces années ; mais le propos a, me semble-t-il, une portée universelle. Il vaut pour tous les pouvoirs. On ne peut pas filmer le pouvoir, en tout cas on ne peut pas le filmer de près sans y perdre de son autonomie. Je ne renie pas les films précédents, ils gardent une valeur documentaire et historique notamment en raison de l’accès exceptionnel – unique même – que Mitterrand nous avait accordé. Mais je pense qu’il fallait poser un regard (auto)critique sur mon propre travail. Car la question de « la bonne distance » est bien celle qui domine toute la réalisation documentaire.




 
 
© Miguel Bueno
« Il était séducteur… avec les femmes, mais aussi avec les hommes. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Mitterrand, intimité paradoxale de Hugues Le Paige, éd. Couleur livres, 200 p.
 
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