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Rencontre
David Vann : Le legs du blizzard
David Vann a tout du marin chevronné : il a tenu la voile douze ans durant avant que ne soit publié son premier roman. Avec Désolations, il écrit encore la jungle gelée de son Alaska natal et en brise la glace, libérant les histoires familiales aliénées par le silence blanc du grand Nord.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 10
David Vann a littéralement pris le large, il y a une quinzaine d’années, lorsqu’il s’est heurté à la difficulté de trouver un éditeur pour son roman. Il a alors été capitaine de navire, construit des bateaux, parcouru 50 000 miles d’eau et écrit ses deux premiers livres. Legend of a suicide prendra dix ans d’écriture et fera un raz-de-marée littéraire aux États-Unis. Sukkwan Island, composé en mer en dix-sept jours, et qui est à l’origine l’une des nouvelles de Legend of a suicide, deviendra un best-seller mondial couronné d’une myriade de bourses et de prix internationaux parmi lesquels le Médicis du roman étranger 2010. Vann est né en 1966 sur l’île Adak en Alaska où il a passé une partie de son enfance. Suite au suicide de son père, il emménagera avec sa mère et sa sœur en Californie. Il y enseigne aujourd’hui à l’Université de San Francisco. Son histoire familiale, fondue dans l’étendue givrée de l’Alaska, est le terreau privilégié de sa littérature, terreau que l’auteur génialement harcèle jusqu’à réactualiser climats fous et cataclysmes menant les êtres au point de non-retour.

Désolations, titre français de Caribou Island, est la dernière parution de David Vann. Ce roman dépeint les naufrages muets du mariage, les suffocations et frustrations de l’homme et de la femme captifs d’un couple dont l’unique saison est un hiver infernal, les transmissions mère/fille défaillantes et les avalanches qui s’ensuivent. Désolations s’amarre, comme les précédents écrits de Vann, à l’isolement insulaire d’une terre en Alaska où la nature entière, en ses paysages sublimes et hostiles et sa puissance sans merci, est sujette à la folie. La mort, drapée de froid et de vide, aspire les esprits et les corps qui délirent fiévreux et se décomposent. L’Américain David Vann a beau s’exprimer lors des rencontres avec ses lecteurs dans une politesse souriante et « friendly », son discours laisse entrevoir par instants le monstre que seuls de rares marins ont regardé dans les yeux par folles tempêtes. Son  humour entaille le politiquement correct. Son écriture, dont la traduction française peine par endroits à préserver le souffle instinctif et la température mortifère enveloppante, est similaire aux blocs de glace qui dérivent sur l’océan : leur transparence aveuglante et miroitante est opaque ; leur flottement semble imaginaire, mais leur perdition est bel et bien réelle ; leur beauté innocente et brute est ravagée par une rupture originelle ; leur volume dense a les contours incisifs ; leur masse froide et indifférente finira en gouttes de sueur et de larmes car seule les révèle la fonte totale. Rencontre avec David Vann sur sol accueillant et ferme.

Quel est le nœud central de Désolations ?

C’est un roman sur l’héritage et la transmission de mère en fille : ce que la mère d’Irène lui a transmis, ce que celle-ci transmet à son tour à sa fille Rhoda et ce que cette dernière laissera à sa propre fille. Cet ouvrage se concentre sur le lien entre l’échec du mariage et l’échec de la transmission : le suicide de la mère d’Irène a un effet sur sa vie, sur son couple puis sur sa relation à sa fille. Irène a tenté d’effacer le souvenir de ce suicide pendant des années, mais après 30 ans de mariage, elle s’aperçoit que le déni de ce moment-clé de son existence l’a laissée désemparée. Elle n’arrive pas à rassembler les morceaux épars de son existence pour en faire une histoire unifiée.

Irène est aussi captive du manque d’amour. Elle et son mari sont seuls ensemble.

Le crime de son mari, Gary, est la possibilité qu’il n’ait jamais aimé Irène, qu’il l’ait utilisée pour ne pas être seul. Gary éprouve un sentiment que j’ai ressenti dans ma vie : le soir quand il fait sombre, je ne savais comment faire passer le temps jusqu’au lever du jour, comment tenir seul jusqu’au petit matin. Jeune, je rêvais d’être un aventurier solitaire, mais je n’avais ni l’étoffe ni la force de vivre seul. Peut-être que je ne devrais pas dire ainsi la part autobiographique de ma fiction. Pendant longtemps j’ai prétendu que tout ce qui se rapportait au mariage et à la famille dans cet ouvrage ne me concernait pas, mais lors d’une interview à la radio de Los Angeles, un journaliste m’a si ingénieusement questionné que j’ai dû me rendre compte du fait que certains aspects de l’ouvrage concernent mon histoire personnelle.

Vous sentez-vous distant de votre histoire personnelle quand vous écrivez ?

Écrire est vraiment un phénomène inconscient pour moi. Quand je commence à écrire, je ne connais pas à l’avance mon sujet, je ne sais pas par exemple que Désolations va traiter du mariage. J’ai commencé à rédiger ce roman il y a 14 ans, et au bout de quelques pages, j’ai eu une panne d’inspiration et j’ai laissé en friche le manuscrit. Puis, il y a deux ans, en marchant sur un lac gelé en Alaska, j’ai eu la vision directe d’une scène du livre où Irène se trouve elle-même dans un paysage enneigé. J’ai alors compris qu’elle était le personnage principal du roman et que je devais reprendre l’écriture. Chaque jour quand je m’installe pour écrire, j’ignore ce que vont faire les personnages. L’écriture est si excitante ! Je vais de surprise en surprise ; certains coups de théâtre imprévus peuvent m’arriver soudain. Je ne savais pas à l’origine que j’allais avoir finalement sept points de vue dans ce roman. Même si Désolations est une tragédie, ce fut parfois vraiment drôle d’écrire certains passages.

Dans ce roman où se succèdent divers points de vue, les personnages peinent à communiquer entre eux, d’où leur désespoir et leur emprise les uns sur les autres.

C’est le portrait craché de ma famille. On ne se parlait pas vraiment. Ce silence est bon pour la fiction parce que d’un point de vue littéraire, c’est intéressant d’aborder les choses indirectement. Les personnages s’expriment en voulant dire toujours autre chose, en signifiant des non-dits entre les mots, en cherchant à exercer une forme de manipulation sur l’autre. Ce qui m’amuse dans l’écriture, c’est de laisser les personnages pousser leur dialogue jusqu’à se noyer dans la folie. Ce serait bien évidemment horrifiant dans la vraie vie, mais la littérature rend cela supportable. Dans ce sens, je crois que la fiction est un monde fermé et paranoïde où les personnages peuvent être mis sous pression maximale jusqu’à l’explosion, et c’est là où on comprend qui ils sont vraiment et qui nous sommes.

Cette tension progressive jusqu’à l’explosion est portée et amplifiée par les conditions extrêmes d’un contexte naturel, celui de  l’Alaska.

Il y a une idée dans le courant du « Nature writing » héritée des romantiques anglais et reprise par les auteurs américains et qui est celle que le retour à la nature est un retour aux origines, à l’innocence et la bonté premières, donc une deuxième chance pour une meilleure (sur)vie ! Gary, le mari d’Irène, est venu chercher en Alaska une meilleure version de lui-même. Son projet est d’y construire, sans expérience préalable et sans outils adéquats, une cabane, croyant que cela va lui permettre enfin de réussir là où il a pendant longtemps échoué. Mais ce qui arrive vraiment aux personnes venues chercher refuge dans la nature est que cette dernière devient un miroir grossissant de leur intérieur. Quand j’écris, je me concentre sur le paysage comme moyen de réfléchir les personnages. C’est ma méthode de composition. Le paysage est une ardoise vide qui va se remplir de la vie intérieure des personnages et se transformer jusqu’à révéler ce qui se passe en eux. Ces transformations, si on y pense bien, sont un peu délirantes. Je pense qu’un roman est un univers de folie. Ce qui est magnifique et choquant à la fois, c’est qu’à travers cette folie, cette version extrême, les personnages arrivent quand même à apprendre réellement qui ils sont, et c’est pour cela que j’aime le roman.

L’Alaska est peut-être le plus fascinant et le plus horrifiant de vos personnages…

J’aime l’Alaska. C’est un bel endroit que je vous recommande de visiter ! C’était pour l’office du tourisme (rires). En fait, l’idée est que cet endroit attire des gens particuliers, qui y emménagent souvent en dernier recours. L’Alaska est une terre pleine de petites villes minables avec des gens normaux certes, mais aussi nombre de gens effrayants, appartenant à l’extrême droite ou à l’extrême gauche, qui se cachent du gouvernement fédéral pour des raisons différentes. Mais l’élan et les croyances qui les ont portés vers ce lieu sont les mêmes.  C’est vraiment bon d’être en France ! Je peux dire tout ce que je veux librement, il n’y aura personne de l’Alaska pour me contredire… En réalité, j’aime beaucoup l’Alaska. C’est un endroit magnifique qui est pour moi une métaphore des États-Unis. Le roman traite aussi de cela, de l’idée illusoire qu’on peut se faire des choses. « La dernière frontière avant la nature sauvage où on peut retrouver sa bonté naturelle » est l’idée qui prime au sujet de l’Alaska. Cette croyance rejoint celle concernant notre fondamentale bonté américaine. Elle est dangereuse en soi : c’est une des raisons pour lesquelles les Américains sont capables de faire tellement de choses horrifiantes dans le monde tout en restant persuadés d’être les chevaliers du bien. Il est utile de se souvenir que la vraie vie ne correspond pas toujours à nos croyances de base.






 
 
© Diana Matar
« C’est le portrait craché de ma famille »
 
BIBLIOGRAPHIE
Caribou Island de David Vann, Penguin/ Paperback, 2011, 304 p.
Désolations de David Vann, traduit de l’américain par Laure Derajinski, Gallmeister, 2011, 304 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166