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Ni le flair féroce de la maturité ni la consécration glorieuse n’entravent chez Paul Nizon la quête de la musique des mots. Pour lui, l’écriture est «?un devoir existentiel librement choisi?» car seule la création est source de vie.

Par Ritta BADDOURA
2011 - 09
Né en 1929, Paul Nizon est un auteur suisse de langue allemande résidant à Paris. Après des études d’histoire de l’art, d’archéologie et d’allemand, il consacre une thèse à Van Gogh puis devient boursier de l’Institut suisse de Rome où éclot sa vie d’artiste. Ce n’est qu’en 1961 qu’il se consacre à l’écriture et publie Canto. Suivent des années de voyages et de rebonds, durant lesquelles il pratique la critique d’art comme gagne-pain, et qui le ramènent en 1971 à la vie littéraire avec Stolz (1975), L’Année de l’amour (1981), Chien. Confessions à midi (1998), et plus récemment Le Ramassement de soi (2008).

Écrivain parmi les plus imposants et les plus novateurs de notre temps, Nizon a vu son œuvre complète récemment publiée en sept volumes. Ses ouvrages, traduits en de nombreuses langues, ont été récompensés par des prix littéraires en Suisse, en France et en Allemagne, dont le prestigieux prix autrichien pour la Littérature européenne en 2010. Ses journaux comptent quatre tomes retraçant la période comprise entre 1961 et 1999. C’est à l’occasion de la parution du tome Les carnets du coursier consacré à la décennie 1990-1999 que L’Orient Littéraire rencontre Paul Nizon. Ce journal, que son auteur qualifie de «?déballage impitoyable?», témoigne intensément de son quotidien infiltré et tourmenté par l’obsession nécessaire d’écrire.

L’œuvre de Paul Nizon se caractérise par une liberté formelle et un tonus musical marqués par la prédominance du style sur la trame narrative?: «?Le sujet n’a aucune importance.?» Vagabond urbain, érudit passionné par l’art et par les artistes eux-mêmes, Nizon est un écrivain extrémiste qui a longtemps libéré sa pratique de l’écriture de toutes contingences?: métier, famille, société… Nizon est aussi un redoutable collectionneur. Il capte et cumule les pulsations de la ville dans ses carnets?: musique, cinéma, peinture, trottoirs et rues, amours, nature et saisons… Pulsations qui mêlent leurs rythmes à ceux de la vie intime de Nizon et tracent des partitions littéraires où le sens de l’écriture est extrêmement lié à celui de la vie. «?Je suis généralement mon personnage principal?», avait déclaré Nizon bien avant que l’autofiction ne devienne un genre. Ses romans recoupent sa propre vie et s’en nourrissent. Nizon se décrit comme «?un prisonnier de soi-même?» qui ne parvient à s’arracher au néant et au désespoir que par la grâce de l’écriture.

Comment est née l’envie de publier vos notes sous forme de journal??

J’ai toujours pris des notes qui ont accompagné l’écriture de mes livres. Cette pratique, quotidienne pendant longtemps, était pour moi comme un exercice d’échauffement. Rapide comme un TGV, elle me faisait plaisir, comme de petits cadeaux, et durait le temps qu’il faut pour que le café soit prêt sur la machine. Elle peut aller dans tous les sens puisqu’elle est pratiquement et littérairement sans responsabilité en comparaison avec l’écriture des romans qui pose beaucoup de problèmes et dure souvent des années. C’est très rare que ça marche et que ça roule dans l’écriture. Quand ça arrive, c’est magnifique, mais c’est le plus souvent le désespoir. Avec les années, mes notes ont rempli des milliers de pages. À chaque fois que je changeais d’atelier, se posait le problème du transport?: que faire de toutes ces choses?? Un jour, une amie m’a suggéré de photocopier mes papiers… Ce n’est que dans les années 90 que j’ai vraiment commencé à photocopier ces notes, dont les premières datent de 1961, et à les ranger dans un classeur. Je ne savais pas que cela donnera un journal, et ce n’est qu’après les avoir classées que j’ai vraiment pu les lire et envisager une publication. Mais comment présenter à un éditeur un projet de milliers de pages? J’ai donc improvisé en commençant par trier les notes des années 80. Finalement, un dixième du matériau a été sélectionné seulement. J’ai présenté le manuscrit à mon éditeur qui a été fasciné?: cela a donné L’envers du manteau. Nous préparons actuellement en Allemagne le cinquième tome des années 2000-2010, qui aura pour titre français?: Faux papiers.

Le journal, que vous décrivez comme «?l’autre face (de mes livres)?», témoigne de la manière dont vos romans se fabriquent en puisant dans votre quotidien…

Les notes que je prends sont des impressions vite notées similaires aux esquisses d’un peintre. Cela donne tout un ramassis de choses de diverses dimensions qu’il faut revisiter pour pouvoir en faire un livre. Si certains passages sont parfaits dès le premier jet, d’autres sont moins forts et il faut les éliminer. Pour ce faire, le critère important est la qualité. Une fois les notes choisies, je monte le texte. Mes notes sont en quelque sorte un «?journal-atelier?».

Quel est pour vous l’importance de l’atelier comme lieu de travail de l’écriture??

J’ai toujours pratiqué le système d’atelier, je ne peux travailler là où on mange et on téléphone, là où les gens viennent. J’ai toujours eu des ateliers qui m’ont obligé à traverser la ville, en bus, en métro, à pied. C’est important pour moi d’avoir un chemin, de quitter mon nid, d’aller quelque part faire quelque chose comme tout le monde. Je pars à midi et rentre à 20h. Le mouvement physique est important pour moi car écrire est une promenade. Il n’y a rien dans mon atelier sauf le manuscrit. Je peux sentir physiquement comment je rentre dans la littérature de mon manuscrit. Je ne suis plus moi mais je bouge dans mon roman. Lorsque ça commence à bouger, c’est une immense victoire car il y a aussi des jours où rien n’arrive. Le mouvement est un processus parallèle à l’écriture?; beaucoup d’écrivains connaissent cela. Quand je bouge, je cours après mes phrases, je marche à l’écriture.

Vous dites écrire selon un «?procédé musical?»…

Le premier art qui m’a occupé est la musique. Il y avait toujours de la musique à la maison?; ma sœur aînée, dont je suis très proche, est pianiste. Lorsque j’écris, j’entends les phrases grincer avant de savoir ce qui se passe exactement au niveau du récit. Je structure mon matériau selon des règles musicales?: mouvements, silences et changements de rythme. J’enregistre sur un magnétophone les chapitres écrits puis j’écoute?: c’est ainsi que j’entends comment ça sonne et repère les répétitions. Les sons et rythmes importent bien plus que le fil de l’action lequel ne joue pas dans mes romans son rôle traditionnel. Les sons et rythmes sont traces de la vie vécue dont elles livrent une sorte de radiographie musicale.

«?Au fond je ne suis qu’un chien de piste (…) qui arpente les espaces (…). Je fouine, je cours, on se sait pas pourquoi. De qui je suis le chien. (…) Je transmets d’homme à homme une sorte de message, j’aimerais laisser une trace.?» L’acte de fouiller est lié à votre vagabondage dans les villes lesquelles font «?jaillir la langue?» en vous. Parlez-nous de la combinaison fouille/ ville/ écriture.

Je dois tous mes livres, à quelques exceptions près, aux grandes villes telles Barcelone, Rome et Paris. Après la publication de mon premier petit livre Les lieux mouvants, j’ai été pensionnaire de l’Institut suisse de Rome. J’avais un an de liberté, une liberté jamais connue auparavant. M’étant marié à 22 ans, j’avais connu très tôt les responsabilités familiales. Je n’ai pas fait grand-chose à Rome. Je voyais dans mes fouilles – rencontres, impressions, observations – des possibilités de guetter le mystère dans cette ville. Je me suis plongé dans la Rome éternelle à la découverte de moi-même, jeune homme ayant mené jusque-là une vie bourgeoise conventionnelle. J’ai découvert un barbare, un salaud, tout ce que je ne voulais pas savoir de moi. J’ai découvert l’Italie et toute une mentalité. Pareillement, lorsque ma matière d’écriture et mon narrateur se mettent à vivre de leur vie propre, je m’en approche pour les fouiller, dans toutes les directions, et cela laisse des traces dans mes journaux, parfois dans mes romans. Je fouille pour trouver quelque chose de vraiment existentiel, qui me concerne ou concerne l’humanité.

Votre langue d’expression au quotidien est le français alors que votre langue d’écriture est l’allemand. Vous écrivez?: «?Longtemps j’ai pensé que ce n’était pas un gros problème, pour moi, de vivre dans deux langues?», puis vous évoquez la «?peur de perdre la langue allemande?».

Il y a un danger certain quand on vit dans deux langues. Il y eut un temps où je ne trouvais plus mes mots en allemand, même s’il ne s’agissait pas de la maladie d’Alzheimer?! La grammaire française régnait dans ma tête comme un gendarme et me dictait une construction qui n’avait rien à voir avec la langue allemande. Je me sentais éloigné des mots allemands, surtout des mots composés, et me disais?: «?Mais qu’est-ce que ce mot veut dire???». J’ai eu peur de perdre mon instrument. Mais la langue allemande m’est revenue et tout est rentré dans l’ordre. D’une certaine façon, la français est entré de manière mystérieuse dans mon allemand et dans mon style, et en a affecté la structure et le rythme.

L’écriture est pour vous une obsession vitale qui s’inscrit dans le quotidien…

Premièrement, il faut dire que j’aime bien écrire?: écrire rapidement, pratiquement, longuement sur tout et rien. Construire une histoire ne m’intéresse pas tellement. Écrire se fait le long des fronts de la vie, c’est-à-dire n’importe comment. Tout cet espace de la pensée, des sensations et des sentiments?: c’est ça la vie pour moi. Le mystère de la vie se cache derrière le mot «?quotidien?». Là il y a victoire ou défaite, là il y a possibilité de recréation. Je suis un fou de la création. Je ne crois qu’en ça



 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Les carnets du coursier journal 1990-1999 de Paul Nizon, traduit de l’allemand par Diane Meur avec la collaboration de l’auteur, Actes Sud, 2011, 256 p.
 
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