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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Maha Hassan, la liberté faite femme
Romancière issue de la minorité kurde de Syrie, Maha Hassan est née à Alep. Depuis sa jeunesse, elle n'a de cesse de de déconstruire les idoles érigées pour la femme par un Orient dictatorial. Aujourd'hui, elle vit à Paris où elle continue d'écrire contre la ségrégation et l'oppression.

Par Katia Ghosn
2011 - 08

Les idées de gauche, contraires à tout esprit communautariste, inculquées par son père ont marqué tant son itinéraire d’écrivain que ses choix personnels. Les lectures de Nietzsche, Hegel et Marx étaient un must, même si son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre tout ce qui s’y disait. « Les Kurdes aiment Nietzsche, dit-elle ; ils considèrent Zarathoustra comme leur père spirituel. » Elle fait des études de droit à l’université d’Alep et, à 20 ans, découvre Sartre et la pensée existentialiste, pensée avec laquelle elle continue encore de débattre, quoiqu’elle ne se sente plus enfermée, depuis déjà quelques années, dans un système de pensée unique. « Je suis sans maître, en politique comme en littérature », confesse-telle. En est-il de même en amour ? Sûrement. Il ne peut en être autrement pour une femme qui n’a de cesse de déconstruire les idoles érigées pour la femme par un Orient dictatorial.

Ses deux premiers romans, al-Lâmutanâhî – Sîrat al-âkhar (L’infini – récit de l’autre) et Lawhat al-ghilâf (La toile de couverture), paraissent en Syrie respectivement en 1995 et en 2002. Elle quitte son pays lors de la répression sanglante de la révolte kurde de 2004 et vit depuis à Paris en tant que réfugiée politique. Tarâtîl al-’adam (Les chants du néant), 2009, Habl Sirrî (Lien secret), 2010, et Banât al-barârî (Les filles des prairies), 2011, sont édités à Beyrouth par Riad el-Rayyes.

Human Rights Watch lui discerne le prix Hellman-Hamett, du nom des deux personnalités américaines, l’écrivain Dashiell Hamett et sa compagne Lillian Hellman, ayant subi dans les années cinquante des répressions politiques dans leur pays. La sélection de son roman Habl Sirrî parmi les six finalistes du prix Booker Arabe a donné plus de visibilité à son œuvre et déterminé critiques et lecteurs à s’y pencher plus sérieusement. Comme quoi les prix littéraires ont aussi leur bon côté… Ce roman, écrit dans un langage épuré et captivant, repose sur la problématique de confrontation entre Orient et Occident telle qu’on la retrouve dans Saison de la migration vers le Nord de Tayyeb Saleh et Le Quartier latin de Suheil Idriss, pour ne citer qu’eux. Les voyages initiatiques de Sophie Biran en Occident et celui en sens inverse de sa fille en font un bildungsroman écrit pour la première fois du point de vue de la femme.

Les crimes d’honneur font l’objet de votre dernier roman, Banât al-barârî. Qu’est-ce qui vous a sensibilisé à ce sujet ?

Le milieu d’où je viens me prédestinait sans doute à être l’une de ces victimes. N’importe quelle femme en Orient, y compris en Inde et dans différentes communautés musulmanes, en est une victime potentielle. La femme chez nous ne s’appartient pas, elle est la propriété du mari et de la famille et se doit de préserver leur honneur. En Syrie, ces crimes sont monnaie courante et échappent à la loi ; 300 femmes sont annuellement sacrifiées pour avoir déhonoré leur famille. Ce chiffre reste approximatif. Les organisations féministes et humanitaires sont incapables d’en recenser le nombre exact car beaucoup de cas restent étouffés. Les femmes finissent par douter de leur virginité quand bien même elles n’ont été touchées par aucun homme. Elles vivent dans l’angoisse de ne pas saigner la nuit des noces car l’absence de ces quelques gouttes de sang signera leur mort certaine. Le sang de toutes ces femmes est collé à ma peau. J’ai dédié ce roman à la mémoire de Hoda Abu Assli, cette étudiante druze en école d’ingénieur, abominablement massacrée pour avoir épousé un musulman sans le consentement de ses parents. L’homme, bourreau principal, est également victime dans la mesure où il est condamné à se transformer en assassin. S’il ne se venge pas pour laver la souillure, sa virilité est mise en cause et la honte le poursuivra. Malheureusement nombre d’intellectuels proclamant haut et fort des idées progressistes restent dans leur vie privée prisonniers de ces lois barbares et moyen-âgeuses.

Comment construisez-vous votre identité ?

L’identité est pour moi un processus en perpétuel devenir et est à construire à chaque fois. Lorsqu’elle se fige, elle piège la personne et se referme sur elle. Provenant d’une minorité kurde dont je parle la langue, élevée dans un environnement arabe auquel j’appartiens également entièrement – j’écris d’ailleurs en arabe –, j’ai vécu dès le départ dans l’espace mouvant et complexe de l’identité. Je suis musulmane tout en étant agnostique et mariée à un Français breton. Le mélange de toutes ces composantes, pas forcément homogènes, façonne et enrichit mon identité vécue dans l’ouverture à autrui malgré que l’autre fut souvent pour moi « cet enfer » dont parle Sartre. L’individu supporte mal d’établir le rapport à autrui sur des terrains fluctuants et tente toujours de l’emprisonner dans des identités closes, plus rassurantes. Je crois que mon œuvre littéraire doit beaucoup à cette identité multiple.

Quelle féministe êtes-vous ?

Je n’appartiens pas à la catégorie d’un féminisme négatif, celui qui affiche une attitude conflictuelle à l’égard de l’homme. L’homme et la femme sont pour moi complémentaires l’un de l’autre et se construisent dans la confrontation bénéfique à l’altérité. Leur relation devrait être de partage, non de rejet. Le féminisme ne consiste pas dans l’enfermement dans une soi-disant nature féminine impénétrable à l’homme, mais dans l’acceptation de l’autre comme faisant partie de soi. De ma grand-mère, une sage femme à la fois crainte et appréciée, fréquentant le milieu des hommes et souvent sollicitée à prodiguer conseils et thérapies, j’ai hérité l’audace de passer de l’autre côté de la barrière. D’ailleurs une des caractéristiques de mon écriture pourrait être, selon l’avis de certains, sa masculinité. Dans le domaine des arts, je récuse le concept de littérature féministe ; ce concept est une invention masculine afin d’instaurer une ségragation entre une littérature faite par les hommes et une autre, celle des femmes, qui serait de moindre envergure. D’ailleurs les couples d’écrivains chez nous ne nous donnent pas d’eux-mêmes une image avant-gardiste : Adonis et Khalida Saîd, Mhammad al-Maghout et Saniya Saleh, Saadallah Wannous et Fayza Chawîch, Mahmoud Darwich et Rania Qabbani, qui a épousé par la suite Patrick Seal, restent dans des schèmes assez traditionnels. Akl el-Awit et Joumana Haddad sont probablement les seuls à avoir outrepassé la règle, montrant qu’un autre mode de fonctionnement entre homme et femme est possible.

Comment définissez-vous l’écriture expérimentale à laquelle vous dites appartenir ? Et où vous situez-vous par rapport aux écrivains de votre génération ?

Une écriture expérimentale n’obéit pas à des lois ou contraintes préalables. Chaque œuvre, tout en se déployant, se crée elle-même et produit du nouveau. Un roman commence souvent par un instant émotionnel. L’idée du départ est de la matière brute qui change constamment au fur et à mesure de l’avancement du travail. Je n’adhère à aucune école et me méfie de l’étiquetage selon les périodes temporelles comme « la littérature après 60 » par exemple. Je suis contre les appellations de « roman syrien » ou « roman libanais » ou autre car l’expérience de chaque écrivain est unique et irréductible à celle d’un autre. Je ne me situe pas non plus dans la mouvance des écrivains syriens de ma génération. Quant aux recoupements et influences, c’est à la critique d’en parler.

Qu’est-ce qui a donné cette ampleur à la révolution syrienne malgré le scepticisme de certains au début à la voir se propager ? Comment voyez-vous l’évolution de la situation ?


Le terrain était préparé par les révolutions déclenchées dans les autres pays arabes. C’était déjà dans l’air. Ce qui a été possible ailleurs l’est aussi en Syrie. Lorsque les Syriens ont osé s’en prendre aux statues du président père et fils et déchiré leurs images, ils avaient symboliquement fait tomber la dictature et franchi un point de non-retour. En torturant sauvagement les enfants à Deraa, puis ailleurs, le régime a touché à un symbole sacré et franchi les lignes rouges de la barbarie elle-même. C’était l’au-delà du supportable. Je ressens tout à la fois une grande fierté et une profonde inquiétude. Je suis fière parce que le peuple syrien a brisé la peur instrumentalisée par le pouvoir pour le maintenir dans la servitude et pris goût à la liberté. Je suis en même temps très inquiète car le rapport de forces est déséquilibré ; le régime ne veut rien moins que la suppression totale et absolue de toute voix dissidente. Dans ses discours, Bachar el-Assad n’a présenté aucune concession réelle et crédible. J’ai le pressentiment que le chemin de la liberté sera long, ce qui signifie plus de répression et plus de sacrifices humains, mais plus rien ne pourra ébranler la détermination du peuple à conquérir sa dignité.

La révolution a-t-elle rapproché les deux peuples syrien et libanais que l’occupation syrienne avait longtemps divisés ?

Je le crois, oui. En tant qu’intellectuels syriens, nous étions contre la mainmise syrienne sur le Liban. Les Syriens et les Libanais sont solidaires pour avoir enduré la même oppression. Ce qui se passe unit non seulement nos deux peuples mais tous les peuples de la région. La dictature qui semblait éternelle est en train de rendre son dernier souffle.



 
 
D.R.
« Le sang de toutes ces femmes est collé à ma peau » « La dictature qui semblait éternelle est en train de rendre son dernier souffle »
 
BIBLIOGRAPHIE
Banât al-barârî (Les filles des prairies) de Maha Hassan, Riad el-Rayyes, 2011
 
2020-04 / NUMÉRO 166