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El-Qaëda, Palestine et printemps arabe
Dans Le Salafiste orphelin, le journaliste et écrivain libanais Hazem el-Amine analyse la genèse d’el-Qaëda, nébuleuse née, selon lui, du mariage du jihadisme de l’exil palestinien et du salafisme du Golfe. Un sujet brûlant d'actualité à l'heure où l'on annonce l'élimination d'Oussama Ben Laden.

Par Mahmoud HARB
2011 - 05

Comment la nébuleuse el-Qaëda a-t-elle vu le jour ? D’aucuns imputaient la naissance de cette mouvance à l’élément saoudien, yéménite ou à certains milieux d’immigrés en Europe occidentale. Écrivain et journaliste libanais collaborant au quotidien al-Hayat, spécialiste des formations islamistes armées, Hazem el-Amine apporte un nouvel élément de réponse à la question de la création d’el-Qaëda dans son premier ouvrage intitulé Le Salafiste orphelin, récemment paru en langue arabe à Beyrouth. Selon lui, la nébuleuse salafiste jihadiste serait née de la rencontre de deux éléments : le salafisme des prédicateurs du Golfe et la tradition jihadiste des réfugiés palestiniens portée par de nombreuses forces nationalistes ou gauchistes, notamment le Fateh et sa brigade estudiantine. Tout en mettant en exergue le caractère non exhaustif et non définitif de son analyse, Hazem el-Amine étaye sa thèse à travers l’étude d’un sinistre aréopage de personnalités palestiniennes exilées qui ont marqué les différentes étapes de la genèse du mouvement terroriste, telles que les tristement célèbres Abdallah Azzam, Abou Mohammed el-Maqdissi ou Abou Qoutada. Une dizaine d’année après cet atroce 11 septembre 2001, la genèse d’el-Qaëda demeure d’une brûlante actualité. En effet, l’analyse et la compréhension des circonstances qui ont entouré la naissance du réseau terroriste international demeurent indispensables à la lutte contre le danger qu’il représente encore et toujours pour la démocratie et les libertés aussi bien en Occident que dans le monde arabe ou en Asie centrale. Cette lutte semble d’ailleurs plus vitale, plus essentielle que jamais dans le contexte actuel du printemps arabe qui braque de nouveau la lumière sur le double jeu auquel se livrent depuis toujours les autocrates arabes à l’égard du salafisme jihadiste. L’Orient Littéraire a interrogé Hazem el-Amine autour de cette thèse et du défi posé par les salafistes à la transition démocratique que traversent actuellement certains pays arabes.

Comment résumez-vous l’apport palestinien à la naissance d’el-Qaëda ?

Le salafisme jihadiste est, selon la thèse avancée dans mon ouvrage, le fruit d’un mariage palestino-saoudien. Les Saoudiens du mouvement ont apporté une vision réactionnaire, essentialiste de l’islam qui s’est greffée sur les valeurs violentes et négatives du jihad telles que véhiculées par leurs confrères palestiniens. Les Palestiniens de cette nébuleuse ont apporté le sens que laisse la faiblesse de l’identité nationale dans les consciences de certains individus et de certaines franges de la société, ou autrement dit une sorte d’absence d’illusions patriotiques ou nationales qui a fusionné avec une certaine vision de l’islam. L’apport palestinien à el-Qaëda a été fondamental. Par exemple, tous les employés de « Madafat al-Ansar »*, ceux qui servaient le café aussi bien que ceux qui rédigeaient le journal publié par l’institution, était palestiniens !

Comment expliquez-vous le fait que la contribution palestinienne au salafisme jihadiste international soit surtout le fait de réfugiés plutôt que de Palestiniens restés en Palestine ?

Les statistiques montrent effectivement que sont les Palestiniens en exil qui ont nourri ce phénomène plutôt que les Palestiniens « de l’intérieur ». Pratiquement aucun Palestinien vivant sur sa terre ne figure parmi les visages connus d’el-Qaëda, exception faite de Gaza qui est une terre d’exil vu que la plupart de ses habitants sont logés dans des camps de réfugiés. Cela s’explique premièrement par la quasi-absence d’une véritable identité nationale au sein de la diaspora palestinienne. Cette identité s’est progressivement effilochée au sein des sociétés de réfugiés palestiniens alors qu’elle est restée bien enracinée dans les consciences des Palestiniens « de l’intérieur », en contact permanent avec leur terre. En l’absence d’identité, la cause palestinienne seule n’était pas suffisante pour retenir certains réfugiés de s’impliquer dans des projets parallèles. Le salafisme leur a offert une identité alternative. Ultérieurement, l’Organisation pour la libération de la Palestine a « inventé » une identité de remplacement qui a retardé l’arrivée du salafisme dans les zones où l’OLP était bien implantée, comme dans les camps de réfugiés au Liban. Mais dans les pays où l’organisation était moins influente, comme au Koweït où à Amman après 1970, cette identité est demeurée fragile. En second lieu, les Palestiniens en exil ont été en contact avec le salafisme venu du Golfe, contrairement à leurs concitoyens restés en Palestine. Cela est une différence essentielle.

Des éléments salafistes ont récemment assassiné à Gaza un militant italien pro-palestinien. Ce crime pose une nouvelle fois la question de savoir qui est l’ennemi des salafistes ? Comment expliquez-vous le paradoxe apparent qui découle du fait que malgré l’apport selon vous fondamental des Palestiniens à el-Qaëda, cette dernière n’a jamais commis d’attentats contre Israël ?


N’oubliez pas que Abdallah Azzam qui vivait en Jordanie, aux frontières d’Israël, a préféré se rendre en Afghanistan pour combattre les forces soviétiques alors que l’URSS avait souvent aidé les Palestiniens ! L’ennemi des salafistes est toute personne, tout projet, toute expérience qui accorde au monde un sens différent de celui qu’ils lui donnent. Je me souviens d’avoir rencontré dans une prison irakienne un salafiste qui avait été chargé par sa hiérarchie d’assassiner son frère, combattant dans les troupes de l’Union nationale du Kurdistan. Il m’a raconté que pendant qu’il observait son frère dans le but d’exécuter sa sinistre besogne, il était pris de remords et ressentait une affection fraternelle susceptible de l’empêcher de commettre son crime. « Mais j’ai vite compris que ces idées m’étaient inspirées par Satan et qu’au final, je suis un croyant qui doit remplir son devoir alors que mon frère était un mécréant », a-t-il ajouté. Et quand je lui ai demandé qui était son ennemi, il m’a répondu : « Toi, et je t’assassinerai dès que je sortirai de prison ! »

Les salafistes jihadistes constituent-ils une menace pour le printemps arabe ?


Les salafistes sont aujourd’hui assiégés, non pas seulement sur un plan sécuritaire, mais également au niveau politique et social. Leur marge d’action est très limitée parce que, contrairement à ce que l’on entend dans les médias, les États-Unis ont remporté la bataille contre le terrorisme et ont anéanti une grande partie d’el-Qaëda. Le changement démocratique qui se déroule actuellement se traduira par un tarissement des sources qui ont nourri les salafistes jihadistes. Les prisons étaient le terrain de recrutement privilégié pour el-Qaëda qui, avec la démocratie naissante, perdra cette source de combattants. De plus, les dernières révolutions ont réhabilité les questions et les identités nationales. La révolution égyptienne a consolidé l’appartenance de la rue à l’identité égyptienne. Il en va de même pour la Tunisie et le Yémen. Le printemps arabe, en tolérant leur existence, placera les salafistes jihadistes face au défi du politique qu’ils échoueront inéluctablement à relever. J’ai vu de mes propres yeux en Tunisie, après le succès de la révolution, que cette mouvance n’avait plus rien à dire ! J’ai pu rencontrer récemment dans ce pays un personnage que l’on désigne souvent comme l’une des principales figures du salafisme jihadiste. Et je me suis rendu compte de mes propres yeux que ce personnage n’était que la pure invention du régime, un moins que rien qui, dans une situation normale, était condamné à disparaître politiquement. De même, Tarek et Abboud el-Zemer, deux figures du salafisme jihadiste égyptien, emprisonnés pour avoir fomenté un complot pour assassiner l’ancien président égyptien Anouar Sadate, ont été récemment libérés en Égypte. Ils sont aujourd’hui isolés et ont échoué à former un parti ! Au Yémen, Abdel-Majid el-Zanadine, l’un des principaux leaders de cette mouvance et fondateur de la fameuse « Jamiat al-Imane » (« Université de la Foi », NDLR), est un homme qui délire sans cesse et prétend parler aux djinns et avoir inventé un remède contre le sida. En période normale, à l’ombre d’un État fort et démocratique, ce genre de personnage sera voué à disparaître ! On ne s’était pas rendu compte auparavant que l’on pouvait combattre el-Qaëda de la sorte. Cela est l’un des miracles des révolutions arabes qui ont chamboulé nos idées !

Dans le cadre de votre métier de journaliste ainsi qu’en préparant votre ouvrage, vous avez été amené à rencontrer certains de ces personnages. Alors que vous incarnez tout ce à quoi ils s’opposent, tant sur le plan identitaire que politique, qu’avez-vous ressenti face à des personnages dont beaucoup ont été capables des pires atrocités ?

Tous ces personnages sont des êtres humains avec lesquels on pourrait éventuellement tisser des liens humains. Cependant, je n’ai jamais pu établir la moindre relation ou trouver le moindre langage commun avec leurs chefs. En les rencontrant, j’ai toujours senti que j’étais beaucoup plus fort, plus puissant qu’eux. Ces personnages mentent beaucoup en ce qui concerne leur prétendue « bravoure » et les soi-disant « actes héroïques » dont ils se vantent. Ils sont loin d’être les « légendes » qu’ils prétendent être et il est très facile pour un individu qui, comme moi, a vécu la guerre civile libanaise de se sentir supérieur à ce genre de personnage. Mais je ne cache pas que parfois, j’ai eu peur lors de mes déplacements, notamment à Fallouja, en Irak…




*« Auberge des partisans » : maison d’accueil fondée par Abdallah Azzam et Oussama Ben Laden à Peshawar au Pakistan pour accueillir les volontaires étrangers venus combattre les troupes soviétiques aux côtés des forces islamistes afghanes. Cette institution aurait constitué le noyau d’el-Qaëda, selon Hazem el-Amine.

 
 
D.R.
« Le printemps arabe, en tolérant leur existence, placera les salafistes jihadistes face au défi du politique qu’ils échoueront inélucta-blement à relever. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Al-Salafi al-Yatim de Hazem el-Amine, Dar el-Saqi, 213 p.
 
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