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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Joseph Boyden : L’oiseau de tonnerre
Joseph Boyden a créé l’événement dans les pays anglo-saxons avec son premier roman, Le chemin des âmes, acclamé unanimement, salué par Jim Harrison, traduit dans une quinzaine de pays et adapté au cinéma. Ce Canadien aux racines indiennes, écossaises et irlandaises qui a le physique d’un acteur est étonnamment facile et chaleureux. Ses propos, pleins de passion, vont droit à l’essentiel.

Par Georgia Makhlouf
2011 - 04
Joseph Boyden est né en 1966 à Willowdale (Canada). À l’âge de six ans, il partage déjà son temps entre la chasse aux chèvres et la lecture de l’Encyclopaedia Britannica. Adolescent, il est inscrit chez les jésuites, à la Saint Brébeuf High School de Toronto, et se coiffe à l’iroquoise, par revendication de ses racines indiennes (certes mêlées d’origines irlandaises et écossaises, mais ce sont ses racines indiennes dont il se réclame le plus fortement). Comme le saint patron de l’école, saint Brébeuf, est mort torturé par les Indiens, les jésuites n’apprécient pas, et le mettent à la porte. Il terminera ses études littéraires au Northern College de Moosonee puis partira pour le sud des États-Unis sur sa moto. « J’étais un rebelle », dit-il. Il y sera tour à tour musicien, fossoyeur ou encore barman. Aujourd’hui, lorsqu’il ne chasse pas dans les bois de la réserve de Wasauksing (« L’endroit où les arbres scintillent ») au bord de la James Bay dans l’Ontario, Joseph Boyden enseigne le creative writing à l’université de La Nouvelle-Orléans.

Sa première publication est un recueil de nouvelles intitulé Born with a tooth et paru en 2001 au Canada ; il se déroule essentiellement au sein de la communauté indienne. Articulé en quatre parties correspondant aux quatre points cardinaux, l’ouvrage paraît en 2008 en France sous le titre Là-haut vers le Nord.

Son premier roman, Le chemin des âmes, suit deux Indiens Crees, engagés dans l’armée canadienne, et évoque ces blessures, morales autant que physiques, dont on ne cicatrise jamais tout à fait et qui continuent à vous hanter bien après le retour. Inspiré de la vie de Francis Pagahmagabow, héros indien de la Première Guerre mondiale, ce roman est l’occasion pour Joseph Boyden de replonger dans sa propre histoire familiale, son grand-père et son père ayant combattu durant les guerres mondiales. Il est devenu le premier ouvrage officiellement disponible en langue cree, dont la nation compte encore 200 000 membres. La même année, son second roman était publié au Canada et recevait le Giller Prize, le plus prestigieux prix littéraire du pays. Ce roman saisissant est paru en France sous le titre Les saisons de la solitude. Il reprend la trame de son ouvrage précédent, entremêlant deux voix et deux destins : Will, un ancien pilote, plongé dans le coma après une agression ; Annie, sa nièce, revenue d’un long et pénible voyage afin de veiller sur lui. Dans la communion silencieuse qui les unit, se lisent leurs drames et conflits les plus secrets. Boyden compose ici une magnifique fresque individuelle et familiale, celle des Indiens de l’Amérique d’aujourd’hui, et nous entraîne de l’immensité sauvage des forêts canadiennes aux gratte-ciel de Manhattan.

Les saisons de la solitude fait fortement écho à votre premier roman, Le chemin des âmes. Était-ce une volonté de votre part de construire ces effets d’écho entre vos deux livres ?

Quand j’ai terminé Le chemin des âmes, j’étais très déprimé malgré l’immense succès qu’il avait rencontré. J’avais mis cinq ans à l’écrire et j’ai réalisé que ses personnages me manquaient et qu’ils avaient encore beaucoup à dire. Je me suis donc remis à l’écriture, et ça a donné Les saisons de la solitude. On peut dire que les personnages du second roman sont comme les petits-enfants de ceux du premier. Le premier roman est surtout historique, le second est ancré dans le monde contemporain. Et je pense qu’il y en aura un troisième qui complètera la fresque. J’imagine que passé et présent y seront superposés, et que son propos sera de capturer cette idée de la coprésence du passé et du présent. J’ai du sang écossais, irlandais et du sang des tribus amérindiennes du Canada. J’ai besoin de savoir d’où je viens et qui étaient mes ancêtres.

Mais dans cette quête de vos origines, vous semblez surtout privilégier vos origines indiennes.

Oui, c’est vrai, et cela tient à plusieurs raisons dont certaines sont sans doute mystérieuses. Ma grand-mère a passé sa vie à rejeter son héritage indien. Mais pour moi, il se trouve que cette part de mes origines a plus compté que les autres, et c’est là que j’ai puisé une grande partie de mon inspiration. Je suis fier que Le chemin des âmes soit le seul livre disponible en langue cree à part la Bible. Comme les Indiens, j’entretiens un lien fort avec la nature et j’ai embrassé à divers égards leur vision du monde. En Occident, nous avons une manière de considérer l’homme comme étant au sommet de la chaîne alimentaire – contrôlant le monde. La vision Ojibwe est totalement à l’inverse de cela : même les pierres sont à un niveau supérieur au nôtre, parce que nous avons besoin des pierres pour allumer un feu. Nous avons besoin des pierres pour construire une maison. Nous avons besoin des daims ou des élans pour manger. Nous nous reposons sur beaucoup de choses. Alors qu’aucune de ces choses n’a besoin de se reposer sur nous. Nous devrions plutôt considérer que nous avons une dette vis-à-vis du monde naturel. Vous savez, les Indiens m’ont donné un nom indien qui est l’équivalent de « Thunderbird » (Oiseau de tonnerre) parce que, disent-ils, j’ai une voix qui résonne. Maintenant, quand je m’assieds à ma table pour écrire, il y a une voix qui me dit : attention, tu dois être à la hauteur de ton nom indien !
Les légendes ne servent pas qu’à dire des histoires tristes, elles disent aussi la magie d’un peuple ; elles changent les faibles en vainqueurs. La Fille Sucre (le personnage de l’une de mes nouvelles) est morte. Mais une part d’elle a survécu dans son fils, cette bonne part que les religieuses n’avaient pas pu extirper et qui, à son insu, ne l’avait jamais quittée. Et comme je le dis dans cette nouvelle, les Blancs ont « donné »  bien des choses aux Indiens. Le hockey, l’électricité, les maisons en préfabriqué, les motoneiges, les chaussures de course, les camionnettes les trottoirs, les réserves. Les Indiens leur ont fait quelques présents en retour. Le jeu de la crosse, les cheveux longs, le maïs, les calumets de la paix, des noms pour leurs équipes de base-ball, et des terres, beaucoup de terres. Thanksgiving aussi. Mais les présents dont on ne parle jamais, ce sont ceux-là qui comptent.

Vous avez fréquenté un atelier de creative writing et vous enseignez à présent cette discipline. Pensez-vous qu’écrire peut s’apprendre et s’enseigner ?

Oui, je le pense, et je sais qu’en France, cette attitude choque beaucoup de monde. Bien sûr, il y a quelque chose d’inné, une prédisposition, mais il y a aussi beaucoup à apprendre. Pourquoi est-il mieux accepté que des personnes douées pour la musique fréquentent le conservatoire pour apprendre à lire la musique et à jouer d’un instrument, et la même chose ne serait-elle pas valable pour l’écriture ? Apprendre à écrire a été pour moi un très long processus, et pendant longtemps, ce que j’écrivais était très mauvais. Mais finalement, beaucoup de nouvelles que j’ai écrites en atelier d’écriture se sont retrouvées dans mon recueil. J’en avais écrit quatre ou cinq qui étaient pas mal, dont une qui avait été publiée, quand un éditeur canadien m’a contacté. Il m’a demandé si j’avais un recueil à lui proposer. J’ai dit oui et je me suis mis à travailler à toute allure pour en écrire d’autres et produire un vrai recueil, quelque chose de structuré. C’est là que j’ai eu l’idée d’organiser mes nouvelles en fonction des quatre points cardinaux, parce que pour les tribus indiennes, ces points organisent l’univers. L’Est regroupe le thème du travail mais aussi de l’accouchement ; le Sud, c’est la ruine, la destruction, et cela correspond à la migration des tribus indiennes vers le Sud ; l’Ouest, c’est la course, la fuite, mais aussi l’eau, parce qu’on dit de l’eau qu’elle est courante ; enfin le Nord, c’est la maison, « home » ; dans le recueil, la nouvelle qui correspond au Nord a pour thème un suicide, mais c’est malgré tout une rédemption. Quand le recueil a été terminé, je me suis senti écrivain et je me suis dit : maintenant, il faut que j’écrive un roman.

Votre femme est également écrivain. Comment cela se passe-t-il entre vous pour l’écriture ? Vous arrive-t-il de travailler ensemble ? De vous entraider ?

Pendant le programme de creative writing que nous suivions tous deux, nous nous sommes encouragés mutuellement. Je l’avais remarquée dès le premier jour et, le dernier jour de cours, nous nous sommes mariés. Aujourd’hui, nous écrivons à la même table, l’un en face de l’autre. Nous nous lisons des passages, nous avons parfois besoin de l’avis de l’autre pour avancer. Amanda écrit sur les USA, sur l’Amérique contemporaine, et moi, j’écris sur le Canada et les Indiens. Néanmoins, dans nos deux derniers romans, il y a parfois des points communs, comme par exemple une scène où un personnage ne parvient pas à s’endormir et regarde des publicités affreuses à la télévision. Amanda a écrit sur La Nouvelle-Orléans et la tragédie du cyclone Katrina. On y était au moment du cyclone. Amanda a écrit ce très beau livre un an après, et c’était comme le chant du cygne de la ville. (Amanda Boyden est écrivain elle aussi).


 
 
© Miriam Berkley
 
2020-04 / NUMÉRO 166